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SCENES
VIE DE THÉÂTRE
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SCENES
VIE DE THÉÂTRE
ABRAHAM DREYFUS
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PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
UUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, l5
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1880
Droits de reproduction et de traduction réservés.
PQ
■SSl.
'SCÈNES
VIE DE THÉÂTRE
L'ENVERS D'UNE REVUE
I. — PROLOGUE
Le cabinet du directeur. — Ameublement sévère. —
Sur la pendule, un bronze quelconque, Homère ou
Sapho, avec cette inscription : a Offert par les artistes
du théâtre de Château- Landon à leur ancien direc-
teur et ami J. Boulingrin. » — Coffre-fort imposant. —
Bureau immense. — Le fauteuil du directeur est placé
dans l'ombre, celui des visiteurs est en pleine lu-
mière. — Sur un guéridon, une pile de journaux avec
leurs bandes non décachetées, pour montrer qu'on
dédaigne les critiques. — Çà et là quelques manus-
crits non déroulés, pour éloigner les jeunes auteurs.
BOULINGRIN, directeur du Théâtre International,
l
2 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
cinquante ans, l'air d'un homme désabusé, œil morne ;
ÉVARISTE, auteur dramatique; trente ans; a renoncé
au grand art pour embrasser les affaires.
BOULINGRIN. — Alors, Combien serez- vous?
ÉVARISTE. — Nous scroDS tfois : Séricourt,
Valfleury et moi.
BOULINGRIN. — EtTrézard?
ÉVARISTE. — Trézard n'en est pas.
BOULINGRIN. — Ah! pardou ! Il faut qu'il
en soit. C'est lui qui a eu l'idée.
ÉVARISTE. — La belle affaire!... Tout le
monde l'a eue, l'idée! On sait bien qu'il vous
faut une revue.
BOULINGRIN. — C'est possible, mais...
ÉVARISTE. — Enfin, soit... Nous n'avons
pas le temps de discuter. Je prends Trézard.
Ce n'est pas lui qui nous gênera... Pour ce
qu'il fait!...
BOULINGRIN. — A propos, VOUS avez un
titre?
ÉVARISTE. — Oui et non... Que diriez-vous
de : Tout le monde sur le pont ?
BOULINGRIN. — Peuh!...
ÉVARISTE. — Et: Onlrend Vargent?
BOULINGRIN. — C'cst bien vieux, ça !
ÉVARISTE. — Aimeriez-vous mieux : Les
Folies de Vannée ?
L ENVERS D UNE REVUE,
BOULINGRIN. — Trop simple.
ÉvARisTE. — Ou encore : Je vas Vdire à ton
père ?
BOULINGRIN. — Vous trouvcz ça drôle, vous?
ÉVARISTE, froissé. — Drôle... drôle... Ça
dépend comme on le dit... Si vous le dites
mal....
BOULINGRIN. — Enfin, nous trouverons le
titre plus tard. Combien avez-vous de ta-
bleaux ?
ÉVARISTE. — Tant qu'il vous en faudra.
Combien avez-vous de femmes?
BOULINGRIN. — Vingt à vingt-cinq.
ÉVARISTE. — Une goutte d'eau... Vous ne
pouvez rien faire avec ça. Il vous en faut au
moins soixante.
BOULINGRIN. — Peste ! comme vous y allez !. ..
Soixante femmes!...
ÉVARISTE, riant. — Oh ! pour ce qu'elles vous
coûtent!...
BOULINGRIN. — Ce Hc sont pas les appoin-
tements, parbleu ! ce sont les costumes.
ÉVARISTE. — Si vous avez déjà peur...
BOULINGRIN. — Mais uou ! Je n'ai pas peur...
je calcule; voilà tout.
ÉVARISTE. — Et vous engagez Rosita?'
BOULINGRIN. — Mais Rosita demande trois
cents francs par représentation...
4 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
ÉvARisTE. — Eh bien! vous les lui don-
nerez.
BOULINGRIN. — Jamais de la vie!
ÉVARISTE. — Voyons, mon cher, ce n'est
pas sérieux. Nous faisons une affaire ou nous
ne la faisons pas. Si vous ne voulez rien ris-
quer pour réussir...
BOULINGRIN, avec amertume. — Hélas! j'ai
déjà couru tant de risques! Quand m'apporte-
rez-vous votre manuscrit?
ÉVARISTE. — C'est aujourd'hui le dix... A la
fin du mois.
BOULINGRIN. — J'y compte... Mais venez
me revoir. Nous causerons de tout cela.
ÉVARISTE. — C'est convenu... A bientôt.
(11 va pour sortir.) Sérieusement, vous tenez à
Trézard?
BOULINGRIN. — Je VOUS l'ai dit : Je suis en-
gagé.
ÉVARISTE. — Pauvre ami !... Heureuse-
ment que vous allez gagner de l'argent avec
nous.
BOULINGRIN. — Je l'espèrc bien. (Évariste sort.
— On frappe.) Entrez !
l'huissier. — Monsieur... c'est ce mon-
sieur qui est déjà venu trois fois.
BOULINGRIN. — Dites-lui d'attendre.
L E X V E R S D UNE REVUE.
II. — SUITE DU PRECEDENT
Un mois plus tard. — Même décor. — Sur la chemi-
née deux ou trois feuilles de papier timbré. — Quel-
ques cheveux blancs déplus sur la tète du directeur.
BOULINGRIN, déjà présenté.
ÉVARISTE, déjà présenté.
SÉRICOURT , auteur dramatique, soixante-treize ans ;
a débuté en 1822; membre fondateur de la Société
chantante des Enfants de Moynus; le nombre de ses
œuvres a servi de base à diverses statistiques; quel-
ques savants ont calculé que les lignes qu'il a écrites,
mises bout à bout, iraient de Paris à San-Francisco;
d'autres, que le poids du papier qu'il a noirci re-
présente deux fois et demi ce que pèserait l'obé-
lisque s'il était en plomb.
VALFLEURY , auteur dramatique, quarante ans, ne
cultive l'art que pour pouvoir encourager les artistes.
TRÉZARD, associé d'auteur dramatique, n'a pas d'âge,
sait lire, écrire et signer.
BOULINGRIN. — ... Voyons, récapitulons les
tableaux. Vous avez?
ÉvARisTE. — Le Laboratoire, les Entrailles
de la terre, l'Institut...
BOULINGRIN. — L'Iustitut VU de l'exté-
rieur?
ÉVARISTE. — Mais non! la salle des séances...
b SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
VOUS savez bien? c'est l'entrée de Galuchet au
milieu de cette réception...
BOULINGRIN. — Qu'il entre autrement! Je ne
vais pas faire un décor de cinq mille francs
pour une scène qui dure trois minutes.
ÉVARiSTE. — Par exemple !
VALFLEURY. — Dites tout de suite que vous
ne voulez pas jouer la pièce.
BOULINGRIN. — Comment!...
sÉRicouRT. — Vous coupez le tableau prin-
cipal !
TRÉZARD. — C'est insensé!...
BOULINGRIN. — Vojons, messicurs...
ÉVARISTE. — Vous l'avicz trouvé charmant,
ce tableau-là !
BOULINGRIN. — Permettez...
ÉVARISTE. — Vous avez ri...
BOULINGRIN. — C'cst pOSSiblc. *
ÉVARISTE. — Il ne fallait pas rire, alors!
BOULINGRIN. — Écoutez-moi donc, sapristi!
Je ne vous demande pas de couper la scène;
je vous dis qu'on pourrait l'arranger autre-
ment. Si Galuchet arrivait devant l'Insti-
tut...
TOUS, ensemble. — Oh!
BOULINGRIN. — Eh bien, quoi?
ÉVARISTE. — Vous n'y peuscz pas...
SÉRICOURT. — Comment voulez- vous...
L ENVERS D UNE REVUE.
TRÉzARD. — C'est insensé!...
BOULINGRIN. — BoH ! bon! ne nous man-
geons pas ! Vous voulez votre intérieur ? Vous
aurez votre intérieur. N'en parlons plus. Quels
sont les autres tableaux?
ÉVARisTE. — Il y a l'Exposition maritime
et fluviale, avec les inventions de l'année.
BOULINGRIN. — Ahloui... toutes les indus-
tries représentées par des femmes... C'est une
bonne idée.
sÉRicouRT. — Excellente ! J'en ai fait
l'épreuve pour la première fois lorsqu'on a in-
venté le moule à café... (Se tournant vers Évariste.)
Vous n'étiez pas encore né, vous.
ÉVARISTE. — Heureusement !
SÉRICOURT. — C'était la petite Tkéodorine
qui jouait ce rôle-là... Elle chantait :
Je suis le nouveau moule,
Accourez tous en foule...
Ça faisait un efiet extraordinaire.
VALFLEURY. — Ça en ferait encore.
BOULINGRIN. — Et qu'cst-ce que nous avons
après l'Exposition maritime?
ÉVARISTE. — L'Exposition de géographie...
Toutes les femmes réunies dans un congrès
pacifique.
» SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
BOULINGRIN. — Un coiîgrès ? J'aimerais
mieux un banquet.
sÉRicouRT, à Évariste. — Il a raison. Je me
souviens qu'en 1848...
BOULINGRIN. — On pourrait placer un peu
de danse après le banquet pour finir gaie-
ment; nous intitulerions ça le quadrille des
Nations.
VALFLEURY. — Oui... ce serait assez gai.
BOULINGRIN. — Voilà uu tableau. Qu'avez-
vous encore^
ÉVARISTE. — La scène du verglas... Toutes
ces dames tomberont par terre. C'est un effet
sûr.
BOULINGRIN. — Mais vous avez déjà cet effet
là dans le tableau du Skating-Rink !
ÉVARISTE. — Ça ne fait rien... Elles tombe-
ront d'une autre manière. Pourvu que le pu-
blic s'amuse...
SÉRICOURT. — On verra l'effet à la lec-
ture.
VALFLEURY. — C'est toujours pour lundi?
BOULINGRIN. — Oui... Aiusi, soyez exacts,
n'est-ce pas?
TRÉZARD, gravement. — Sois tranquille...
Je vais les faire travailler.
L ENVERS D UNE REVUE.
III. — LECTURE AU FOYER
Le foyer des artistes. — Grand divan. — Petite table
recouverte d'un tapis vert et chargée d'un plateau,
avec carafe, verre, sucre et eau de fleur d'oranger. —
Sur la glace de la cheminée, une lettre encadrée de
noir : « Vous êtes prié d'assister aux convoi, service
et enterrement de M. Jean-Marie-Etienne Solagnol
dit Florestan, artiste dramatique, décédé dans sa
SS"» année, etc. »
SÉRICOURT , assis devant la petite table, lit la pièce
Les autres auteurs et le directeur se tiennent derrière
lui. Les artistes forment le demi-cercle. Poses di-
verses exprimant la lassitude.
SÉRICOURT, finissant la lecture :
... Terminons nons-nons
Par de gais flons-flons
Cette pièce joyeuse,
Et chantons tons-tons,
Répétons tons-tons.
Vive à jamais la reine des chansons!
SÉRICOURT ferme le manuscrit. — Tout le monde
se lève. — Froid prolongé. — Le régisseur distribue
les rôles en silence.
ÉvARisTE , bas, à Valfleury. — Quelle glacière,
hein!
lO SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
VALFLEURY. — Oui... ils sont tièdes.
sÉRicouRT. — Et puis, j'ai si mal lu!
TRÉzARD, gravemant. — Je VOUS l'avais bien
dit. La pièce est trop littéraire.
BOULINGRIN. — Attendez ! Il m'est venu une
idée : si au lieu d'un banquet...
Il s'éloigne avec les auteurs.
LES ARTISTES ENTRE EUX. — Est-CC aSSeZ
mauvais? — Ne m'en parle pas!... Si tu
voyais mon rôle ! — A quelle heure? — Onze
heures précises. — Mais c'est très loin, ce
quartier-là ! — Douze lignes... Une vraie
panne ! — Quel homme, ce Florestan ! — Je
demeure à côté de l'église. — Et on me donne
un travesti! — L'avez-vous vu dans le Neveu
du bourreau? — Non! Il paraît qu'il y était
très bien? — Oh! superbe! — Et hier encore,
Boulingrin me disait : C'est vous qui jouez
l'Octroi. — Moi, je ne pourrai pas y aller... Je
répète à la Porte-Saint-Martin.
HERMANCE, blonde langoureuse, s'approche d'Éva-
riste, avec un air navré. — Dites donc !
ÉVARISTE. — Quoi?
HERMANCE, montrant son rôle. — Voilà ce
que vous me donnez ! ! !
ÉVARISTE. — Mais, ma chère...
L ENVERS D UNE REVUE.
HERMANCE. — Ohîtenez... vous n'êtes pas
gentil... (Elle s'éloigne.)
ÉvARiSTE. — Voyons, Hermance... écoutez-
moi...
UNE JEUNE PERSONNE, accostant Trézard. —
Monsieur, vous êtes l'auteur de la pièce?
TRÉZARD. — Oui, mademoiselle, un des au-
teurs.
LA JEUNE PERSONNE, avec des larmes dans la voiX.
— Eh bien, monsieur... pourquoi m'a-t-on
retiré mon rôle?
TRÉZARD. — Quel rôle?
LA JEUNE PERSONNE. — Je faisais l'Es-
pagne.
TRÉZARD. — Ah! oui... l'Espagne à l'Expo-
sition de géographie... Mais elle y est toujours,
l'Espagne!... Personne ne vous a retiré votre
rôle.
LA JEUNE PERSONNE. — Alors, pourquoi le
régisseur ne me l'a-t-il pas donné?
TRÉZARD. — Parce qu'il a supposé que vous
le saviez déjà. Qu'est-ce que vous avez à
faire ?
LA JEUNE PERSONNE. — Au moment où la
France dit : « Qui vient là, maintenant? » je
m'avance et je dis : « C'est moi, l'Espagne! »
TRÉZARD. — Voilà tout?... Eh bien, vous le
savez, ce rôle !
SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
LA JEUNE PERSONNE, suffoquant. — Ça ne fait
rien, monsieur.... Je ne vois pas pourquoi on
ne me donnerait pas mon cahier comme à tout
le monde. '
TRÉzARD. — Votre réclamation est parfaite-
ment juste, mademoiselle; venez avec moi.
Il la conduit près du régisseur.
Dans un coin, Séricourt est aux prises avec un vieux
comédien de ses amis.
— Mais tu sais bien que je fais toujours ce
que je peux pour...
— Tu appelles ça ce que tu peux?... Un rôle
de vingt lignes!... c'est-à-dire que c'est une
honte: m'offrircela, à moi qui ai ioxié Ruy Blas!
— Aussi, est-ce à titre de service...
— C'est cela! toujours la même chose... On
ne se gêne pas avec un vieil ami de cinquante
ans! c'est à lui qu'on demande des services,
mais c'est aux autres qu'on donne les rôles!
— Tu sais bien que dans une revue....
— Si encore le personnage était intéres-
sant....
— Ah! pour cela!...
— Tu vas peut-être dire que c'est un per-
sonnage intéressant? Le Dé^fcZ... J'arrive après
la scène du verglas qui est une scène déli-
cieuse...
l'envers d'une revue. i3
— Peuh!
— Oui! délicieuse!... Etdès quej'arrive... pa-
tatras ! toutes les patineuses se sauvent. Voilà
ce que tu appelles un personnage intéressant?
— Mais, mon vieux Casimir...
— Non, vois-tu, laisse-moi ! laisse-moi ! ! ! Je
suis las de l'ingratitude des hommes ! ! !
VALFLEURY , présentant une de ses protégées au
directeur. — Voilà la petite dont je vous ai parlé
pour la scène des vélocipèdes. Elle se tiendra
très bien. N'est-ce pas, petite... tu n'auras pas
peur?
LA PETITE. — Oh! non, monsieur... je tra-
vaille pour entrer au Conservatoire...
IV. — REPETITION AU THEATRE
La scène est éclairée par deux quinquets. — Le direc-
teur-, les auteurs et le souffleur sont assis devant la
rampe. — Les artistes se tiennent sur les côtés et
dans le fond.
LE RÉGISSEUR. — Voyons,place au théâtre!...
Nous allons reprendre la scène des Agences
de courses.... A toi, Galachet!
GALUCHET, cinquante ans, joue le compère. —
« Mais quelle est cette femme ? »
I4 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE,
LE RÉGISSEUR. — A VOUS, Clara !
CLARA, vingt-cinq ans, petite brune piquante. —
a h' Agence de courses! on me traque de tou-
tes parts,.. y>
GALUCHET. — «. Vous voulez dire qu'on vous
détraque... »
sÉRicouRT, se levant. — Pardon, mon ami...,
c'est un mot, cela... Faites-le valoir!
GALUCHET. — Oh! je veux bien, moi! (Repre-
nant.) oc Vous voulez dire qu'on vous détraque.^
CLARA. — « Oui, monsieur; après m'avoir
renvoyée du champ de courses, on me chasse
de chez moi, on saisit mon mobilier, on con-
fisque mes enjeux, on s'empare de ma per-
sonne, on me traîne devant les tribunaux et
on me condamne à retourner en Angleterre I »
GALUCHET. — oc Ah ! c'cst affreux ! »
CLARA. — «c C'est révoltant ! »
LE RÉGISSEUR. — A toi, Fanuy!... (Personne
ne répond.) Eh bien 1 où est-elle donc ?
UN GARÇON DE THÉÂTRE. — Mam'zcUe Fannj'?
Elle n'est pas arrivée.
LE RÉGISSEUR. — Comment! à deux heures!
BOULINGRIN, doucement. — Elle est sans doute
malade.
CLARA, avec aigreur. — Je ne crois pas...
Comme je l'ai vue passer tout à l'heure... dans
sa voiture...
l'envers d'une revue. i5
BOULINGRIN. — VoyoRs... continuoiis...
CLARA. — Oui... oui... fais semblant de ne
pas entendre, va!...
GALUCHET, fredonnant :
Jardins de l'Alcazar,
Délices des rois maures...
BOULINGRIN, à Galuchet. — Qu'est-ce qui vous
prend, à vous?
GALUCHET. — Rien, monsieur. (Avec intention.)
Je chante la Favorite.
LE GARÇON DE THEATRE. — La Voiciî...
Tout le monde rit.
FANNY, entrant. — Eh bien, quoi?... Qu'est-
ce qu'ils ont donc tous à rire?... Sont-ils bêtes !
BOULINGRIN, sévèrement. — Vous êtes en re-
tard, mademoiselle.
FANNY. — En retard?... moi?...
BOULINGRIN. — Vojons... placez-vous... A
votre réplique, mademoiselle Clara !
CLARA. — a C'est révoltant. »
FANNY, continuant. — « Révoltant! Mais ce
qui m'arrive l'est encore plus!... »
GALUCHET. — a Que VOUS arrive-t-il donc? »
Valfleury entre à ce moment.
k
l6 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
FANNY. — Tiens, voilà Valfleury... (Elle va
à lui.) Bonjour, Valfleury.
LE RÉGISSEUR. — Mademoiselle... je vous en
prie, restez en scène.
FANNY. — On n'a donc plus le droit de dire
bonjour à ses auteurs?...
ÉvARisTE. — Sacré Edouard, va !... Il ne
vient jamais que pour nous déranger.
VALFLEURY. ■ — Ne faites pas attention à
moi... Qu'est-ce qu'on répète?
FANNY. — La scène du boulevard.
VALFLEURY. — Mais elle est coupée !
TOUS, ensemble. — Allons donc !
VALFLEURY. — La ccnsurc n'en veut pas.
ÉVARISTE. — Et tu ne nous l'as pas dit?...
VALFLEURY. — J'ai cru que vous le saviez.
FANNY. — Alors, je n'ai plus de rôle, moi ?
VALFLEURY. — Dame !
FANNY. — Et vous crojez que j'accepterai
cela?
BOULINGRIN. — Il le faut bien!...
FANNY. — Mais c'est une infamie! on n'a pas
idée d'une horreur pareille !
ÉVARISTE. — Voyons, ma chère , ne vous
échauffez pas; je vous ferai un autre rôle.
FANNY. — Un autre rôle !... un autre rôle !...
Est-ce que vous me remplacerez ma toilette ?...
Faites donc des frais...
L ENVERS D UNE REVUE. I7
BOULINGRIN. — Vouspourrcz l'utiliser, votre
toilette.
FANNY. — Ah! elleest forte, celle-là!... Est-
ce que vous vous figurez que j'use mes vieilles
robes?
BOULINGRIN. — Si c'est une vieille robe...
FANNY, furieuse. — Non ! monsieur, c'est une
robe neuve, toute neuve, que j'ai fait faire
exprès pour jouer dans votre sale revue î
EXCLAMATIONS DIVERSES. — Oh ! — Sale
revue! — Attrape! — C'est indigne! — Cette
femme ose tout! — Qu'est-ce qu'elle a dit?...
BOULINGRIN, sévèrement. — Mademoiselle,
ceci passe les bornes... et je vous déclare...
FANNY, changeant de ton. — Ah! puis... tu
sais? si tu n'es pas content...
Nouvelles rumeurs. — Rires. — Tapage. — Désordre
général.
ÉVARiSTE. — Et dire que c'est tous les jours
comme cela!
sÉRicouRT. — Mais autrefois on n'aurait pas
tolère un pareil scandale. Tenez, quand j'ai
fait jouer Tout Paris en omnibus, il y avait
au théâtre Montansier une nommée Rosa-
Jinde...
BOULINGRIN, aux auteurs. — Mes chers amis,
1» SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
je VOUS en prie, continuez sans moi... Je vais
essayer de la calmer... (Il emmène Fann3\)
sÉRicouRT. — Continuez... continuez... Ça
lui est facile à dire, maintenant que notre
scène est coupée par la censure.
TRÉzARD, gravement. — Il faut la remplacer...
SÉRICOURT. — Certainement.... Mais par
quoi?
ÉvARisTE. — Si nous faisions une scène sur
la femme-médecin?
SÉRICOURT. — C'est cela! avec un couplet
sur l'air de l'Apothicaire...
VALFLEURY. — Moi, je préférerais une scène
sur le phylloxéra.
ÉVARISTE, criant. — Mais c'est de l'année
dernière, le phylloxéra... Entends-tu?... C'est
de l'année dernière !
VALFLEURY. — Puisqu'il a reparu cette
année...
SÉRICOURT. — Enfin... nous chercherons
autre chose... Passons au quatrième tableau.
Quelle est la réplique?
LE SOUFFLEUR, lisant sur le manuscrit. —
« Toutes les nouveautés littéraires... »
LE RÉGISSEUR. — AUoRs! sileuce!
GALUCHET. — J'entre par la droite, n'est-ce
pas?
LE RÉGISSEUR. — Oui.., avcc VActuaUté.
l'envers d'une revue. 19
sÉRicouRT. — Où est-elle V Actualité'^
LE RÉGISSEUR. — Ne m'en parlez pas !...
C'est comme un fait exprès... Ordonnance du
médecin.
VALFLEURY. — Ah bah ! . . . Est-cc que?...
LE RÉGISSEUR. — Tout justc! La voilà obli-
gée de rendre son rôle... C'est bien sa faute,
par exemple!... Je lui avais prédit ce qui ar-
riverait.
SÉRICOURT. — Comment pouviez-vous sa-
voir?...
LE RÉGISSEUR. — Avec Cela que nous ne
connaissons pas le coupable... Il n'en fait ja-
mais d'autres!...
CLARA, soupirant. — Oh! Oui...
LE RÉGISSEUR. — Clara peut vous le dire...
c'est la perte du théâtre, cet homme-là...
SÉRICOURT. — Bien! Bien!... Continuons, s'il
vous plaît !
Entrée de plusieurs jeunes actrices.
BOULINGRIN, revenant à sa place. — Allez, Ga-
luchet !
LE COMPÈRE. — œ Ohîles jolies personnes!
;a l'une d'elles.) Qui étes-vous, ma belle enfant?
LA BELLE ENFANT. — « Je suis la Femme
gènantede Gustave Droz, l'enfant chéri de la
Vie parisienne. »
20 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
sÉRicouRT, à Évariste. — Dites donc ! si au
lieu de la Vie parisienne nous mettions le
Figaro?...
ÉVARISTE. — Mais ça n'aurait plus de sens!
SÉRICOURT. — Qu'est-ce que ça fait? un
journal ou l'autre... (Au souffleur.) Mettez le
Figaro.
LE COMPÈRE, reprenant. — « Et ces deux
jeunes filles? »
LE SOUFFLEUR, lisant le rôle de V Actualité. —
«. Elles représentent l'héroïne d'un roman à
sensation : Chaste et infâme. »
PREMIÈRE JEUNE FILLE, s'avançant en roulantdes
yeux furibonds. — a Infâme ! »
BOULINGRIN. — Bravo !
DEUXIÈME JEUNE FILLE, sur le même ton. —
« Chaste ! »
BOULINGRIN. — Mais uou, mon enfant, il ne
faut pas dire œ Chaste » comme votre cama-
rade dit a Infâme. » Baissez les yeux et prenez
un air innocent comme ceci : « Chaste ! »
LA JEUNE FILLE, d'un air dégagé. — a Chaste ! »
BOULINGRIN. — Ce n'cst pascela... Vous jetez
le mot, comme s'il vous brûlait... Il faut pro-
noncer lentement, en douceur... « Chaaasste! »
LA JEUNE FILLE. — « Chast ! »
BOULINGRIN. — Très mauvais!... Vous n'a-
L ENVERS D UNE REVUE.
vez pas compris. Et elle n'a qu'un mot à dire !
ÉVARisTE. — C'est peut-être justement cela
qui la gêne... Elle dirait mieux une phrase...
(A la jeune fille.) Voyons... dites : œ Je suis
chaste. »
LA JEUNE FILLE, imitant madame Judic. — a Je
suis chaste! »
BOULINGRIN, sautant sur sa chaise. — Horrible ! . . .
Elle ne le dira jamais. (Prenant la jeune fille par
le bras.) Sapristi !... Ce n'est pourtant pas diffi-
cile. (Criant.) œ Je suis chaste ! «
LA JEUNE FILLE, pleurant. — Mais, mon-
sieur... je... je... je le dis comme je le sens !
VALFLEURY. — Elle a raison... Laissez-la
donc tranquille, cette enfant! Ne pleure pas,
va, ma fille... C'est moi qui t'apprendrai à dire
oc Je suis chaste. »
BOULINGRIN, au régisseur. — Qu'est-Ce qui
vient après Chaste et infàine ?
LE RÉGISSEUR. — Un changement à vue pour
le ballet suisse.
sÉRicouRT. — Mais il y a le Chalet pour la
réplique du changement !
BOULINGRIN. — C'est juste... Le Chalet des
Sapins... (Au régisseur.) C'est la petite des Va-
riétés, n'est-ce pas?
LE RÉGISSEUR. — Oui.
BOULINGRIN. — Eh bien, appelez-la !
22 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
LE RÉGISSEUR, criant. — Le Chalet des Sa-
pins!... où êtes-VOUS donc?... (A Boulingrin.) Elle
doit être cachée dans quelque loge... (On en-
tend le bruit d'une porte qui se ferme.) Tenez, je pa-
rie que c'est elle.;. (Cherchant à percer l'obscurité
de la salle.) Voulez -VOUS répondre?
LE CHALET DES SAPINS, accourant.— Voilà!
voilà!...
LE RÉGISSEUR. — Ah! enfin!
BOULINGRIN. — Pourquoi ne restez-vous pas
en scène, mademoiselle?... Qu'est-ce que vous
avez à faire dans la salle?...
LE CHALET DES SAPINS. — C'est ma bottiue
qui était délacée...
BOULINGRIN. — Elle sc délace bien souvent,
votre bottine. (On rit.) Faites-y attention!...
Allons, suivons !
LE COMPÈRE. — oc Oh! le joli montagnard!
Qui es-tu? »
LE CHALET DES SAPINS. — « Le Chalet des
Sapins,un nouveau livre destiné à la j eunesse. »
LE COMPÈRE. — a Et que nous montres-tu? »
LE CHALET DES SAPINS. — <t Ce quc je mon-
tre?... Regarde!... »
BOULINGRIN. — C'cst ici que vient le chan-
gement à vue ?
sÉRicouRT. — Oui... Le trouvez-vous bien
amené ?
l'envebs d'une revue. 23
BOULINGRIN. — Très bien.
ÉVARISTE. — Mais vous oubliez que le Chalet
des Sapins se passe dans les Vosges?...
sÉRicouRT. — Qu'est-ce que ça fait? La
Suisse ou les Vosges... c'est la même chose.
Allons, place au théâtre pour la répétition du
ballet.
Entrée des danseuses en costume de classe : jupe de
tarlatane blanche, corsage de fantaisie. — Deux vio-
lons répétiteurs viennent se placer dans le coin du
théâtre et commencent à jouer.
t.E MAITRE DE BALLET, pendant la ritournelle.
— Attention, mesdames, vous descendez en
courant, vous vous placez en cercle, et vous
formez le groupe que-je vous ai indiqué hier.
Une, deux... une... Allez!... Pas mal, le
groupe... Vous, là-bas, levez la jambe en at-
titude... Je vous ai dit de ne pas terminer le
groupe avant le dernier entrechat-six des su-
jets... Attention, maintenant, à la ligne en
biais... Allongez la jarnbe en quatrième de-
vant... levez les bras et courbez le corps...
Bon... Pas d'exagération! de la souplesse... de
la souplesse!...
VALFLEURY, à Boulingrin. —Elles ne vont pas
mal, ces petites.
BOULINGRIN. — Mais non!
24 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
VALFLEURY. — Comment s'appelle donc la
troisième à gauche?
BOULINGRIN. — Ah ! VOUS VOUS 3'' inté-
ressez?
VALFLEURY. — Oul... j'adore la danse.
LE MAITRE DE BALLET, à une jeune danseuse. —
Tiens, mon petit chat, ce n'est pas difficile.
Tu arrives avec ta corbeille... Bien... Tiens
ton genou demi-plié en terre... C'est cela...
Tu avances ta corbeille hardiment... — ne la
garde pas sous ton nez... — et tu souris au sei-
gneur... sans perdre le public du regard...
Allons, allons! plus franc, ce sourire... Boif...
A vos places! (Au directeur.) Ça ira, n'est-ce
pas?
BOULINGRIN. — Oui, c'est tout cc qu'il faut
pour un ballet suisse.
Le maître de ballet fait un signe; toutes les danseuses
s'envolent.
BOULINGRIN. — Continuons!... (Appelant.)
Galuchet!
GALUCHET. — Présent !
BOULINGRIN. — Suivcz, moii petit... C'est
l'acte des théâtres.
GALUCHET. — Nous reprenous l'acte des
théâtres?... Eh bien, merci!... Qu'on nous
donne des matelas, alors!
l'envers d'une revue. 25
BOULINGRIN. — Quelle heure est-il donc?
LE régisseur. — Cinq heures.
BOULINGRIN. — Déjà !
GALUCHET. — Comment! déjà?... vous n'en
avez pas assez?
UN ACTEUR. — Je commence le spectacle,
moi.
BOULINGRIN. — Eh bien, allez-vous-en...
Nous répéterons demain à une heure. Vous
entendez, Crochard?
LE RÉGISSEUR. -^ Oui, mousieur.
BOULINGRIN, aux auteurs. — Maintenant, vous
me referez une scène pour Fanny? (Mouvement
des auteurs.) Ah ! voyons, VOUS ne pouvez pas
lui refuser cela! C'est une femme qui a beau-
coup d'action sur le public... Demandez plutôt
à Valfleury. .. Tiens, où est-il donc?
sÉRicouRT. — Je ne sais pas... Il a disparu
pendant que vous parliez au régisseur.
BOULINGRIN. — Il doit être au foyer... Al-
lons-y.
Ils sortent. — La scène reste vide. — Moment de
silence.
LA VOIX DE VALFLEURY, derrière un portant. —
Allons, dis-le encore : a Chaste... je suis
chaste. »
1i6 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
V. — REPETITION GENERALE
Sur le théâtre avant la répétition. — Les machinistes
posent le décor. — L'allumeur essaie le gaz. — Le
menuisier répare une trappe.
VALFLEURY, entrant. — Eh bien!... on ne dira
pas que je suis en retard aujourd'hui!... A
quelle heure, la répétition?
UNE VOIX ENROUÉE, dans l'ombre. — Au quart.
VALFLEURY. — Ah ! c'cst VOUS, Jules... Vous
n'avez pas vu mademoiselle Octavie?
LA VOIX ENROUÉE. — Mam'zcUe Octavie?...
Connais pas!...
VALFLEURY. — Mais si!...Vous savez bien?...
une grande blonde... C'est moi qui l'ai
amenée...
LA VOIX ENROUÉE. — Ah! bon!... je vois qui
vous voulez dire... Mais c'est plus Octavie
qu'elle s'appelle... Elle a changé de nom.
VALFLEURY. — Tiens !
LA VOIX ENROUÉE. — C'est rapport à l'af-
fiche. M. Boulingrin lui a observé qu'Octavie
ne ronflait pas assez... Alors elle a pris le nom
de mademoiselle d'Argenville.
VALFLEURY. — Peste !
t/envers d une revue. 27
LA VOIX ENROUÉE. — Elle a dit comme ça
que c'était le nom de sa mère, qui est noble.
VALFLEURY, riant. — Elle est bien bonne!
LA VOIX ENROUÉE. — Tenez ! la v'ià qui
vient !
VALFLEURY. — La pHucesse ? (Allant à elle.)
Bonjour, mon trésor.
ocTAviE. — Bonjour, mon chéri... (On s'em-
brasse.) Je te cherchais.
VALFLEURY. — Comme cela setrouve!... Moi
aussi !
ocTAViE. — Dis donc, j'ai un service à te
demander.
VALFLEURY, déclamant. — Oh! que je suis
heureux!
Que béni soit le ciel qui te rend à mes vœux !
ocTAviE. — Voici la chose... J'ai un de mes
amis qui voudrait assister à la répétition gé-
nérale... J'ai essayé de le faire passer, mais il
paraît que la consigne est sérieuse... Il faut un
papier signé des auteurs et du directeur...
Alors...
VALFLEURY, jouanf le drame. — Alors, VOUS
ne craignez pas de me le demander à moi, ce
papier terrible, et quand vous me l'aurez arra-
ché à force de caresses et de séductions, froide
a8 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
sirène, vous le remettrez à ce monsieur de vos
amis, à cet homme que je hais, car je le
hais... Oh! oui... je le hais!
ocTAviE, riant. — Grand f OU, va!... Allons!
donne-moi vite ce papier... On l'attend dans
la voiture.
VALFLEURY, avec éclat. — Dans la voiture!.,.
Cet homme a osé vous offrir une voiture!...
Oh! c'est trop!... c'est trop!
Il s'éloigne à la façon des acteurs de mélodrame.
V5CTAVIE. — Voyons... Valfleury...
Elle court après lui . — La scène se poursuit dans la
coulisse. — Rires étouffés et propos interrompus.
— Un baiser... ou je dis tout!
— Non! voyons... pas de farces !
— Dis-moi que tu m'aimes.
— Est-il agaçant !
— ... gage de mon amour.
— Oh ! que c'est bête !
On sonne pour la répétition. — La scène et les coulisses
sont pleines de monde. — Il y a trois cents per-
sonnes dans la salle.
BOULINGRIN, venant se placer à l'orchestre avec
les auteurs, — Eh bien, tenez!... Qu'est-ce que
je vous disais?... Nous avons laissé entrer
vingt personnes... la salle est comble!
L ENVERS D UNE REVUE. 29
sÉRicouRT. — Qu'est - ce que ça fait ?...
Pourvu qu'il n'y ait pas de journalistes...
BOULINGRIN. — Oh! pour cela, je n'ai pas
cédé.
ÉvARisTE. — Vous avez eu raison... Les
indiscrétions de la presse nous nuiraient beau-
coup.
BOULINGRIN. — Je n'ai fait d'exception que
pour le Figaro.
VALFLEURY. — Et pour le Gaulois aussi,
j'espère?
BOULINGRIN. — Oui... et pour quelques
autres à qui je n'ai pas pu refuser la même
faveur... mais ce sont les seuls!
Entrée des inspecteurs. — Le directeur et les auteurs
se lèvent. — On échange des poignées de main.
LES AUTEURS. — Ah ! bonjour ! comment
allez-vous? — Et madame? — Tenez, placez-
vous ici, vous serez beaucoup mieux.
PREMIER INSPECTEUR. — ToUS VOS COStumeS
sont prêts, j'espère?
BOULINGRIN. — Oui, oui; il y en a encore
deux ou trois à livrer, mais c'est si peu de
chose...
ÉVARISTE, riant. — Comme vous nous avez
maltraités!
a.
3o SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
l'inspecteur. — Au contraire ! Nous avons
été d'une bienveillance...
ÉVARISTE. — Toute une scène coupée...
l'inspecteur. — Pourquoi, aussi, recherchez-
vous les sujets scabreux?
ÉVARISTE. — Parce que je parlais du Ca-
pital ?
l'inspecteur. — Certainement.
sÉRicouRT. — Mais oui, mon cher... c'est à
cause de vos tirades... Si vous aviez pris mon
rondeau sur l'air de Rose et Marguerite, ces
messieurs n'auraient rien dit... N'est-ce pas,,
messieurs?
(Chantant.)
Le capital, enfants, c'est la sagesse.
C'est le bonheur, la force et la santé.
Ah! conservez toujours cette richesse
Qui vous assure la tranquillité!
Quant aux dangers auxquels il vous expose.
Évitez-les, mais ne les craignez pas ;
Car il faut bien...
Je ne me rappelle pas la suite.
LES INSPECTEURS, riant. — Tant pis ! — C'est
charmant. — Bravo !
SÉRICOURT. — Maintenant, vous pouvez le
chanter aussi sur l'air de « C'est en vain
qu'Agcnor s'obstine. »
l'envers d'une revue. 3i
ÉvARisTE. — Comment dites-vous?
sÉRicouRT. — a C'cst cu vain qu'Agénor
s'ohstine... » Vous devez connaître cela! c'est
tiré des Trois Margots...
ÉVARISTE. — Non !
SÉRICOURT, renversé. — Vous ne connaissez
pas les Trois Margots?..
On frappe.
Ah! on commence... Je vous les chanterai
tout à l'heure.
Musique. — La toile se lève. On joue le premier acte.
A Paris!
A Paris!
Courons à Paris!
C'est un vrai paradis
Oui, partons pour Paris!
La toile tombe.
CONVERSATIONS DANS LA SALLE.
UN SPECTATEUR. — Eh bien! il est très
gentil, ce premier acte.
DEUXIÈME SPECTATEUR. — La petite qui fait
le tramway à vapeur chante très bien...
32 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
PREMIER SPECTATEUR. — Alors, pourquoi
a-t-on sifflé?
DEUXIÈME SPECTATEUR. — MaisnoD, voyons !
c'était le sifflet de la machine.
UN HABITUÉ DES PREMIÈRES. — Ah ! VOilà Ic
a Monsieur de l'orchestre. »
SON VOISIN, vivement. — Où donc?
l'habitué. - Là... c'est ce monsieur blond
qui écrit sur un calepin,
une dame. — Cette Clara! Est-elle assez
afl"reuse !
AUTRE dame. — Et le costume d'Olympe?
première dame. — Oh! ne m'en parle pas...
C'est d'une indécence! Voilà comment ces
femmes-là arrivent à se faire une position...
DANS LES COULISSES.
octavie, à Valfleury. — Mon cher auteur,
je vous présente M. le marquis de Vieilles-
tampe.
valfleury, saluant. — Monsieur le mar-
quis...
le marquis. — C'est à vous, monsieur, que
je dois d'avoir pu pénétrer dans ce lieu inter-
dit aux profanes...
valfleury. — Du tout, monsieur... N'en
l'envers d'une revue. 33
rendez grâce qu'au talent de mademoiselle,
dont le nom seul...
le marquis. — Oh! Monsieur... Vrai-
ment...
La conversation est interrompue par les machinistes
qui placent le décor.
— Attention... là...
— Chargez!
— Gare les mains !
— Baissez la herse !
— Vous ne pouvez pas regarder devant vous,
imbécile!...
— A toi, Jumeau !
■ — Allez-y... doucement!... Doucement, vous
dis-je!...
— Allons, place au théâtre!...
— Sonnez, Lucien!...
— En scène pour le deuxième acte!...
le garçon de théâtre à Octavie. — Made-
moiselle... Ce monsieur vous appelle.
OCTAVIE. — Eh bien! qu'est-ce qu'il veut?
le garçon. — Il demande à passer dans la
salle.
OCTAVIE. — C'est bon. ..je vais le conduire...
En voilà une scie!
On commence le deuxième acte. — Succession de
scènes sur les inventions de l'année jusqu'au tableau
3/i SCÈNES DE LA VIE DE THÉÂTRE,
de l'Exposition de géographie. — Les Nations défi-
lent devant la France. .
LA FRANCE. — Qui viciit là, maintenant?
l'espagne, fièrement. — C'est moi... le Cham-
pagne! (Se reprenant vivement.) — Non! non!
l'Espagne... C'est moi, l'Espagne !
Rires dans la salle et sur la scène. — Les Nations se
tordent.-
boulingrin, furieux. — Petite CFuche, vai...
LA PETITE CRUCHE, fondant en larmes. — Hi !
Hi!Hi!
boulingrin. — Allons! emmenez-la!
sÉRicouRT. — Voyez-vous cet elïet, le jour
de la première!
TRÉzARD. — Et figurez-vous qu'hier elle le
disait très bien... mais là... très bien!
boulingrin. — Allons, un peu de silence t
(Au chef d'orchestre.) Reprenez, monsieur Ger-
vois.
La répétition continue jusqu'à la scène des tableaux
vivants.
boulingrin, aux inspecteurs. — Ah! Voici
les tableaux du dernierSalon. Vous allez voir,
c'est très joh... ei il n'y arien àdire... c'est d'un
gazé!...
Exhibition de plusieurs tableaux.
l'envers d'une revue. 35
l'actrice chargée du rôle du Génie des Arts.
a Voici maintenant le tableau de Paris hési-
tant entre les trois déesses... »
Le Génie des Arts lève sa baguette. On aperçoit le ta-
bleau en question. Junon et Minerve ont le costume
mythologique. Seule, Vénus est en toilette de ville.
LES INSPECTEURS, à Boulingrin. — Est-Ce que
Vénus va rester ainsi?
BOULINGRIN. — Mais non!... je n'y com-
prends rien. (A haute voix.) Arrêtez!... (Silence
général.) Comment se fait-il que vous ne soyez
pas habillée, vous, là-bas? (Vénus ne répond pas.)
Voyons, Crochard, c'est votre affaire... Ré-
pondez pour elle.
LE RÉGISSEUR. — Mais je ne savais pas,
monsieur... Je croyais qu'elle avait son cos-
tume. (A Vénus, en lui lançant un regard furieux.)
Est-ce que vous ne l'avez pas reçu hier?
VÉNUS, à voix basse. — Oui.
LE RÉGISSEUR. — Elle dit : oui.
BOULINGRIN. — Eh bien, alors, pourquoi ne
l'avez-vous pas mis? Voyons, répondez...
Messieurs les inspecteurs l'exigent... N'est-ce
pas, messieurs?
LES INSPECTEURS. — Certainement.
VÉNUS. — Parce que je n'ai pas besoin de le
mettre avant la première représentation.
36 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
BOULINGRIN. — Est-elle bête!
VÉNUS. — Monsieur, vous n'avez pas le
droit de m'insulter. Je ne m'habillerai pas en
Vénus pour une simple répétition.
BOULINGRIN. — Mais pourquoi ? Voyons !
pourquoi?...
I VÉNUS, avec l'accent de la dignité blessée. — Parce
que mon amant me l'a défenflu... (Cette déclara-
tion produit un effet indescriptible; ce que voyant,
Vénus continue avec force.) Oui, monsieur!... Il
veut bien que je paraisse en Vénus devant le
public — parce que c'est mon devoir d'artiste...
— mais jamais devant mes camarades! ! !
Explosion de bravos. — Vénus descend de son pié-
destal et reçoit les félicitations des autres déesses. —
La répétition est suspendue.
DANS LES COULISSES.
LE GARÇON DE THÉÂTRE, à Octavie qui cause
avec un journaliste. — Mademoiselle!...
OCTAVIE , impatientée. — Eh bien !... quoi?...
LE GARÇON. — C'cst ce monsicur de tout à
l'heure qui vous demande...
OCTAVIE au journaliste. — Hein! Cfoyez-vous?
Quel crampon !...
LE GARÇON. — Il s'cst trompé de chemin...
Alors, il attend dans le couloir.
l'envers d'une revue. 37
ocTAViE. — Eh bien! qu'il y reste!...
le garçon. — Qu'est-ce qu'il faut que je lui
dise? (Octavie ne répond pas. Il la tire par sa robe.)
Qu'est-ce qu'il faut que je lui dise?
OCTAVIE, se retournant brusquement. — Zut!
VI. — LE JOUR DE LA PREMIÈRE.
DANS LA LOGE DU CONCIERGE, DE MIDI A HUIT HEURES.
Choix de réponses.
— Il n'y est pas.
— Au quatrième, au fond du couloir, n° 40.
— Je n'ai rien pour vous.
— On a envoyé le service.
— La réponse à cinq heures.
— Non, monsieur... vous ne pouvez pas le
voir.
— Je vous dis que vous ne pouvez pas le
voir !
— Elle vient de sortir.
— Pas avant cinq heures.
— Tout est loué.
— 11 n'est pas venu aujourd'hui.
— C'est ma consigne...
— Je suis plus polie que vous !
— Insolent vous même !
3
38 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
CHEZ LE DIRECTEUR.
Autres réponses.
— Mais, madame... ce n'est pas dans un
pareil moment...
— Tout de suite ! Conduisez monsieur au
secrétariat.
— ... Mal à la gorge? Allons donc! Je les
connais ses maux de gorge !
— Il faut qu'elle chante! On fera une an-
nonce...
— Courez chez mademoiselle Paula; dites-
lui de venir immédiatement.. .
— Bonjour, Valfleury... Vous savez ce qui
nous arrive !
— Tu m'ennuies, toi, avec ta robe !
— ... Six mille francs de perdus !
— Ah!... enfin!... vous voilà! Vous savez le
rôle d'Octavie?
— C'est l'affaire de deux heures... Entrez
dans mon cabinet.
— Non' non! personne... je ne reçois per-
sonne.
— Elle te va très bien, cette robe ! Tu seras
superbe... Oh! quelle femme! quelle femme!
— Je n'y suis pas !
l'envers d'une revue. 39
— Faites entrer !
— Ah! cher monsieur, asseyez-vous donc...
J'ai de bonnes nouvelles à vous donner. La
salle est déjà louée pour quinze jours; ainsi,
vous voyez...
— C'est entendu... Je payerai les frais. Je ne
vous demande que jusqu'au quinze...
— ... Très reconnaissant. Au revoir, cher
monsieur...
— Fichez-moi la paix !
— Envoyez-lui une loge.
— Il ne me reste pas un strapontin !
— Mais puisque je te dis que tu seras su-
perbe !
SUR LA SCÈNE, AVANT LE LEVER DU RIDEAU.
Fragments de dialogues.
— Vous avez sonné, Lucien?
— Allons! les chœurs... placez-vous !
— ... Oui, la salle se garnit.
— Je ne vois pas Sarcey.
— Vous ne pouvez pas le voir... il lit un
journal.
— Le Phylloxéra!... approchez!
— Faites donc attention ! vous marchez sur
ma robe !
— ... La pièce eut un succès énorme,et comme
y.
/|0 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
j'avais dîné la veille chez un de mes amis avec
le célèbre critique Duvicquet...
-rr Où donc ?
^ Dans l'a vant-scène... des diamants gros
comme des noisettes !
— Voyons, toi !... veux-tu ramasser ta cor-
beille?
— Silence, les insectes !
— Quatre mille cinq cents au bureau...
— Ah! ma chère., tu ne te figures pas
comme il est jaloux !
— ...Au premier rang, Entre Fournier et
Vitu.
— Répondez que je suis avec le Prince.
— Suis-je belle, hein?
— ,,, Non! vois-tu.., c'est indigne! Je le
jouerai ton Dégel, mais c'est indigne! indigne I
— Eh bien, monsieur Trézard... vous êtes
ému?
— Moi, sa maîtresse! ! ! Il en a menti!
— Mademoiselle Gilberte I cinq francs d'a-
mende !
— Flûte I
— ...Et on finissait sur l'air de : Oui, je l'ai
vue...
Oui, je l'ai vue,
Cette revue...
— Le diras-tu bien, cette fois ?
l'envers d'une revue. 4i
— Oh! oui, va! « Chaste !... je suis chaste... »
— Allons! place au théâtre !... Vous êtes là,
Crochard ?
— Oui, monsieur.
— Frappez !
On frappe les trois coups. L'orchestre joue l'ouverture.
Tout le monde se range sur la scène et l'on n'entend
plus que de faibles chuchotements entremêlés de
soupirs.
— Au rideau !
La toile se lève.
ROMULUS
A MONSIEUR ALFRED LAMBERTIN,
conseiller de préfecture
à Montbrison.
Mon cher ami,
Tu me grondes de ne pas avoir répondu à
tes dernières lettres et tu me traites de pares-
seux... Paresseux! Le reproche, venant d'un
ancien Parisien comme toi, est bien fait pour
m'étonner; tes deux ans de province n'ont pas
pu te changer au point de te laisser croire sé-
rieusement qu'un homme vivant à Paris res-
semble à un oisif de Montbrison, et je ne
devrais pas avoir besoin d'énumérer les di-
verses occupations que me crée mon existence
a d'homme inoccupé ». Mais j'ai une autre,
excuse à te donner, une excuse à laquelle tu
44 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
ne t'attends pas du tout et qui va te stupéfier
en te désarmant.
Je suis en train de faire une tragédie...
Le coup est rude, n'est-ce pas? et tu te de-
mandes si tu dois rire ou pleurer? Tu peux
rire : c'est ce que beaucoup de nos amis ont
fait, et il s'est trouvé nombre de gens pour me
démontrer que mon entreprise était absurde.
Mais que veux- tu? Je suis l'homme de toutes
les audaces, et celle-ci m'a particulièrement
tenté. Je crois sincèrement que la poésie n'est
pas morte et que nous traversons une crise
littéraire au bout de laquelle j'entrevois un
nouveau i83o. Il ne me déplairait pas d'être
l'Alfred de Vigny de cette renaissance clas-
sique.
Tu as vu que, grâce aux mardis du Théâtre-
Français, Corneille et Racine sont devenus à
la mode ; le Misanthrope fait sept mille francs
de recette, et le succès de la Fille de Roland
prouve surabondamment que l'alexandrin n'est
pas mort avec Casimir Delavigne. Pourquoi
ne profiterais-je pas, à mon tour, des bonnes
dispositions du public? Il me semble que
M. Perrin serait enchanté d'être agréable â un
homme du monde qui ne demande qu'à faire
oeuvre d'écrivain.
Mais je t'ai assez expliqué mon projet; un
ROMULUS.
A5
autre jour, j'espère l'apprendre qu'il a réussi,
en te conviant à une première qui fera du bruit,
je te jure. Ah! si je pouvais déjà en être là!
En attendant, je me dis toujours et de tout
cœur
Ton vieil ami,
GASTON DE RIVESALTES.
II
LIBRAIRIE NOUVELLE
i5, boul. des Italiens
Doit Monsieur de Rivesaltes. .
Histoire romaine de Duruy
III. — CHEZ GASTON.
Gaston est assis devant une table chargée de papiers.
Une jeune femme, ornée d'une chevelure rutilante,
s'appuie familièrement sur son dos.
GASTON. — Mais laisse-moi donc travailler,
Antonia !
3..
f\6 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
ANTONiA. — Des bêtises... Qu'est-ce qui te
prend encore?
GASTON, sévèrement. — Je t'ai dit que je fai-
sais un travail sérieux.
ANTONIA. — Quel travail?
GASTON. — Un drame en vers.
ANTONIA, riant. — Un drame en vers ! Tu fais
des pièces, à présent? Te voilà auteur!... Ah
bien ! elle est bonne, celle-là !
GASTON, très froid. — Quand tu auras fini de
rire !...
ANTONIA, doucement. — Ça te fâche? Ah bien !
écoute, tu as tort. Je n'ai pas voulu te vexer,
moi. Je sais bien qu'au fond tu es capable de
aire des pièces aussi bien que n'importe qui.
GASTON, — Je ne dis pas cela, mais...
ANTONIA. — Tupeuxledire, va! J'en connais,
des auteurs — et joliment! — qui sont encore
moins forts que toi. Tous des pannes. ! '
GASTON. — Il ne s'agit pas...
ANTONIA. — Si! si! va donc! Ça les em-
bêtera que tu écrives des pièces comme eux.
Comment est-elle intitulée, la tienne?
GASTON. — Romulus.
ANTONIA. — Romulus... c'cst un cheval,
ça
GASTON. — Non ! c'est le fondateur de Rome.
ANTONIA. — Tiens! quelle drôle d'idée!...
ROMULUS. 47
Enfin, c'est peut-être joli tout de même.... Lis-
moi ça.
GASTON. — C'est trop long.
ANTONiA. — Rien qu'une scène...
GASTON. — Veux-tu que je te lise la scène
où Romulus reçoit la vestale Marcia?
ANTONIA. — Ça m'est égal.
GASTON, lisant:
Prêtresse de Vesta, que viens-tu faire ici?
Ta présence me trouble et j'en suis tout saisi.
A ta vue un grand feu sacrilège m'agite.
O vestale, va-t'en, de grâce, va-t'en vite !...
ANTONIA, transportée. — Oh! c'est très bien,
ça! Cette femme qui vient et l'autre qui la ren-
voie... Mais, dis-moi donc, qu'est-ce que tu
appelles une vestale ?
GASTON. — Les vestales étaient de jeunes
vierges qui entretenaient un feu perpétuel sur
l'autel de la chasteté.
ANTONIA. — Est-ce qu'elles avaient un joli
costume ?
GASTON. — Une tunique blanche avec des
fleurs dans les cheveux.
ANTONIA. — C'est ça qui m'irait ! moi qui ai
toujours rêvé un rôle en blanc... Est-ce que je
ne pourrais pas la jouer, ta pièce?
A8 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
GASTON. — Tu es folle ! c'est une pièce pour
la Comédie française.
ANTONiA. — Ah ! ouiche ! compte là-dessus.
GASTON. — Mais...
ANTONIA. — Tu sais bien comme on vous fait
traîner dans ces théâtres-là... Ils n'en finissent
pas... Oh! non, vois- tu, à ta place, je ne ferais
ni une, ni deux; je donnerais ma pièce au direc-
teur qui pourrait me la jouer tout de suite.
GASTON. — C'est que je ne vois pas...
ANTONIA. — Avec ça que les directeurs sont
si riches en ce moment! Ils ne savent que
monter... Si tu voyais ce qu'on nous a lu hier!
GASTON. — Aux Folies - Plastiques!... Tu
crois que je vais faire jouer mon drame dans
un théâtre à femmes?
ANTONIA. — Mais non! Es-tu bête! Je dis
cela pour te montrer oii en sont les directeurs...
Tu en trouveras dix pour un. Veux-tu que je
t'envoie Trubert?
GASTON. — Qui est-ce, Trubert ?
ANTONIA. — C'est le directeur du Prytanée-
Dramatique ; il sera enchanté de prendre ta
pièce.
GASTON. — Si tu crois . qu'elle puisse lui
convenir...
ANTONIA. — Parbleu! quand il saura que je
dois créer le principal rôle...
ROMULUS. /|9
GASTON. — Tu es très bien dans les Prin-
cesses du Macadam, mais pour jouer la tra-
gédie...
ANTONiA. — Justement! Ça me va comme un
gant, la tragédie! Demande plutôt à M. Tal-
bot... Il m'a donné des leçons pendant deux
ans... J'ai été sur le point d'entrer à l'Odéon.
GASTON. — Oui, mais en attendant tu es
engagée aux Folies-Plastiques...
ANTONIA. — Alors, je ne jouerais pas dans
ta pièce? Ce serait fort!
GASTON. — Tu ne peux pas rompre ton en-
gagement...
ANTONIA. — Je vous demande bien pardon !
Je peux le rompre quand je le voudrai, mon
engagement; c'est une affaire à arranger avec
mon directeur... (Mouvement de Gaston.) Tu n'as
même pas à t'en occuper; ça regarde Trubert.
GASTON. — Tantmieux,parceques'ilfallait...
ANTONIA. — Grosse bête, va! comme si j'étais
capable de te faire dépenser de l'argent... Est-ce
que je t'ai jamais demandé un sou, dis ?
GASTON. — Il ne s'agit pas...
ANTONIA. — Si! si ! Je vois bien où tu veux
en venir... Tu as peur que cette affaire-là ne
te coûte quelque chose...
GASTON. — Non ! seulement...
ANTONIA. — Eh bien, tu as tort ; si tu donnes
pnppupwpMV
5o SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
mille francs pour l'arrangement de ma loge,
ce sera tout le bout du monde...
GASTON. — C'est toujours mille francs...
ANTONiA. — Allons, allons, embrassons notre
petite femme... et plus vite que cela! (Elle s'assied
sur les genoux de Gaston.) Pense donc, mon chien,
comme ce serait gentil d'avoir une pièce jouée
sur un grand théâtre ! c'est ça qui ferait rager
tes amis!...
GASTON, souriant. — Le fait est qu'ils ne s'at-
tendent guère...
ANTONIA. — Achille, surtout! Tu sais? ce
grand qui me fait la cour ?...
GASTON. — Comment! Achille...
ANTONIA. — Il veut toujours m'embrasser.
En voilà un qui est jaloux de toi !
GASTON. — Vraiment! Tu crois que...
ANTONIA , se levant. — Ne perdons pas de
temps! Je t'envoie Trubert et je passe aux
Folies pour leur dire de ne plus compter sur
moi.
GASTON. — Alors, tu es bien sûre...
ANTONIA. — Mais oui ! mais oui ! Tu n'as à
t'occuper de ri en; ça regarde Trubert. Au revoir !
Ne te dérange pas.
Elle sort vivement. — Gaston se remet au travail.
ROMULUS.
IV. — LE LENDEMAIN. — MÊME DÉCOR,
GASTON. — Alors, mon drame vous plaît?
TRUBERT. — Oui. Cc ii'est pas la pièce qui
conviendrait tout à fait à mon théâtre; elle est
un peu trop littéraire...
GASTON. — Vous trouvez?
TRUBERT. — Mais c'est peut-être une chance
de succès. Sait-on jamais ce que veut le public?
Et puis, il y a de grandes qualités dans votre
pièce ; l'action est assez intéressante, les carac-
tères sont bien tracés... Par exemple, est-ce
que vous tenez beaucoup au décor du temple
de Mars? Il vous coûtera très cher, ce décor-là...
GASTON. — C'est moi qui dois le payer?
TRUBERT. — Certainement ! vous payez tout,
puisque vous faites les frais... Mlle Antonia ne
vous a donc pas dit?...
GASTON. — Elle ne m'a rien dit du tout.
TRUBERT. — La combinaison est pourtant
bien simple : vous louez mon théâtre, c'est-
à-dire que vous devenez votre propre entre-
preneur...
GASTON. — Ah! je deviens...
TRUBERT. -- Votre propre entrepreneur, et
52 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
VOUS n'avez à m'abandonner qu'une très faible
part sur les bénéfices que vous percevez inté-
gralement., Vous comprenez?
GASTON. — A peu près... mais si les frais dé-
passent les bénéfices?
TRUBERT. — Ce n'est pas possible. Je vais
vous faire votre compte. Vous avez :
Location de la salle 3oo fr.
Gaz 112
Machinistes Go
Garçons de théâtre 24"
Lampistes : 24
Contrôle et buraliste 40
Location du matériel et des décors 100
Location des costumes 80
Gardes et pompiers 34 20
Affiches 57
Part proportionnelle sur les'impôts et assu-
rances 5o
Total 88120
' GASTON — Pour un mois?
TRUBERT, riant. — Mais non! par soirée...
Pour un mois, ça vous fait (Comptant.) 881 fr.
20 centimes multipliés par 30=126 486 francs.
Voilà pour les frais généraux. Maintenant nous
avons les appointements des artistes; mettons
40 000 francs... GG /,3G... Avec mon indemnité
et les frais accessoires, vous pouvez compter
de 70 à 80 000 francs par mois.
ROMULUS. 53
GASTON. — C'est une grosse somme !
TRUBERT. — Eh bien, et les recettes? Vous
ne comptez pas les recettes... La recette maxi-
mum est de 6 ooo francs... Prenons la moitié
comme moyenne... Vous ferez bien 3 ooo francs
en moyenne?
GASTON, doucement. — Je ne sais pas.
TRUBERT. — Mettons 2 5oo.. . c'est le moins
que vous puissiez faire... (Comptant). % 5oo par
3o... 73 ooo... Vous voyez bien que vous ne
risquez pas grand'chose.
GASTON. — Tant mieux! Et comment réglons-
nous la distribution des rôles i*...
TRUBERT. — C'est facile. D'abord, pour le
rôle de Marcia, nous avons mademoiselle An-
tonia... Elle y sera parfaite...
GASTON, flatté. — Vous croyez?
TRUBERT. — J'en réponds ; c'est une nature
si artistique ! Maintenant, pour le rôle de Ro-
mulus, je vous donnerai Gaudru.
GASTON. — Est-ce que je le connais, ce Gau-
dru?
TRUBERT. — Vous ne devez pas le connaître.
C'est un garçon qui arrive de province; il a
beaucoup de talent.
GASTON. — Et pour Faustulus?
TRUBERT. — Pour Faustulus, vous aurez
Alexis.
5/, SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
GASTON, — Je ne le connais pas non plus,
celui-là ?
TRUBERT. — Comment! vous ne connaissez
pas Alexis, du concert Popincourt? Alexis,
qui a créé le Monsieur de Madame, la chan-
son à la mode?
GASTON. — Ah! bon... Mais c'est un co-
mique !
TRUBERT. — Justement. Faustulus est un
rôle comique.
GASTON , suffoqué. — Faustulus ? Le vieux
berger qui revient aveugle au quatrième acte ?
TRUBERT. — On peut le jouer sérieusement
si l'on- veut, mais au fond il est comique.
GASTON. — Oh!
TRUBERT. — Du reste, la question n'est pas
là. ..Alexis est un garçon très souple. Il jouera
le rôle comme vous l'entendrez.
GASTON. — Pourtant...
TRUBERT. — Ne vous luquiétez donc pas de
ces détails... Laissez-moi faire! Je suis inté-
ressé autant que vous au succès de la pièce,
n'est-ce pas? Par conséquent, rapportez-vous-
en à moi; vous serez bien joué.
GASTON. — Alors , vous vous chargez dé
distribuer les autres rôles ?
TRUBERT. — Je me charge de tout... Là,
êtes-vous content?
ROMULUS. 55
GASTON. — Je le serai, si nous réussissons.
TRUBERT. — "Vous en doutez?... Ah! jeune
homme! jeune homme! Est-ce à votre âge
qu'on doit se laisser aller à ces idées de dé-
couragement?...
GASTON. — Je ne me décourage pas, mais...
TRUBERT. — A la bonne heure!... Il faut
avoir foi dans son étoile. Il faut enlever le suc-
cès, morbleu! Et nous l'enlèverons! C'est moi
qui vous le dis.
GASTON. — Dieu vous entende !
TRUBERT. — A propos, pouvez-vous me don-
ner un acompte sur les premiers frais?
GASTON. — Ah ! il y a des frais?...
TRUBERT. — Pour Commencer, naturelle-
ment. Vous comprenez que je ne peux pas
faire l'avance...
GASTON. — Bien, bien! Combien vous faut-il?
TRUBERT. — Trois ou quatre mille francs...
(Mouvement de Gaston.) Mais deux mille me suf-
firont pour aujourd'hui.
GASTON. — Les voici. Vous n'avez pas autre
chose à me demander?
TRUBERT. — Non! je vous écrirai pour vous
fixer le jour de la lecture (Lui serrant la main.) A
bientôt! Et bon courage!
Il sort. — Gaston, resté seul, réfléchit un instant, puis
se met à son bureau.
56 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
GASTON, écrivant. — a Ma chère mère, je te
remercie de ta bonne et tendre lettre. Tout ce
que tu me dis au sujet de la nécessité d'une
carrière m'avait frappé depuis longtemps.
Aussi, pour ne pas rester inactif, et au risque
de t'imposer quelques sacrifices dont tu t'ap-
plaudiras plus tard, j'en ai la ferme conviction,
je me suis engagé dans une affaire... »
Gaston continue à écrire.
V. — ON LIT DANS LE STRAPONTIN
a La corporation des auteurs dramatiques
va s'enrichir d'un nouveau membre.
3) M. Gaston de Rivesaltes, le jeune et bril-
lant sportsman dont le nom a été imprimé si
souvent dans nos chroniques mondaines, vient
de faire recevoir au Prjtanée- Dramatique un
drame en cinq actes intitulé Romulus.
» Cette pièce va être mise immédiatement
en répétition, »
ROMULUS. 5?
VI. — COURRIER DU MATIN.
« A MONSIEUR LE VICOMTE G. DE RIVESALTES,
aijteur dramatique,
En viiiç.
•a Monsieur le Vicomte,
s Au moment où vous allez conquérir sur
une de nos scènes parisiennes la couronne lit-
téraire que tant de poètes envient sans pouvoir
la saisir, vous ne refuserez pas de jeter un re-
gard de pitié sur un ancien auteur dramatique
qui, après des succès irréfutables, s'est vu
condamner à la misère au milieu de quatre
enfants !
» La pièce de vers ci-incluse vous dira qui je
suis en vous montrant les vicissitudes aux-
quelles vous pouvez porter remède.
» Ce n'est pas à l'écrivain célèbre que je m'a-
dresse, c'est au philanthrope dont les senti-
ments humanitaires sont connus de tous et
qui joint à l'apanage du talent celui de la
justice et de la bienveillance.
58 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
5) Dans l'espoir d'une réponse favorable,
agréez, Monsieur le Vicomte, l'hommage res-
pectueux de
» Votre confrère infortuné,
» J.-L. BEAUPÉRARD,
» auteur du Caprice de Junon.
» 187 bis, rue de Vaugirard prolongée. »
VU. — COURRIER DU SOIR.
a L'an mil huit cent soixante-dix-huit, ce
cinq janvier;
» A la requête de M. Montléry, directeur
du théâtre des Folies-Plastiques, élisant do-
micile en mon étude,
» J'ai, Louis-Robert Tabourel, huissier près
le' tribunal civil de la Seine, séant à Paris,
y demeurant boulevard Sébastopol, 9.a<), sous-
signé,
■ Donné assignation :
» A M. Gaston de Rivesaltes, demeurant à
Paris, avenue Murillo, n" 27, en son domicile,
parlant à une femme à son service ainsi dé-
signée,
» A comparaître mardi prochain, à dix heures
ROMULUS. 59
du matin, à l'audience et par-devant le'tribunal
de commerce de la Seine, séant à Paris, en la
Cité, pour :
» Attendu que, par conventions verbales in-
tervenues entre les parties à la date du vingt-
neuf octobre mil huit cent soixante- seize,
M. Montléry a engagé mademoiselle Sophie-
Anna Cruchot, dite Antonia, comme artiste du
théâtre des Folies-Plastiques, à charge par
M. Gaston de Rivesaltes de garantir l'exécu-
tion de rengagement signé par mademoiselle
Cruchot ;
» Attendu que ladite demoiselle, au mépris
de ses engagements, a quitté brusquement le
théâtre des Folies-Plastiques, sans payer le
dédit de dix mille francs dont elle était con-
venue ;
» Que M. Gaston de Rivesaltes a répondu
pour elle;
3) Par ces motifs et autres à suppléer;
» S'entendre, ce dernier, condamner par les
voies de droit â payer â M. Montléry la
somme de dix mille francs, sans préjudice des
autres sommes pouvant êtres dues par made-
moiselle Cruchot;
s S'entendre en outre condamner aux dé-
pens, sous toutes réserves.
» Et j'ai audit sieur Gaston de Rivesaltes,
''vt'>,ji>»w"' Rupiii. m^.iijjpiJiifiippip^ipvpnippiPiPiipi^^
60 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
domicilié et parlant comme ci-dessus, laissé
copie du présent.
y> Coût : Septfrancscinquante-septcentimes.
Signé : a Tabourel. »
VIII. — AU THEATRE.
Le théâtre est dans une obscurité presque complète.
On entend un grand bruit dans la coulisse; c'est
l'auteur qui a dégringolé dix marches et est venu
tomber dans un décor. Il entre en boitant.
TRUBERT. — Ah! mon cher... arrivez donc!
Je vous attendais avec une impatience...
GASTON, se frottant le genou. — Je suis en re-
tard'^
TRUBERT. — Non ! mais nous voilà bien
plantés !
GASTON. — Que se passe-t-il donc?
TRUBERT. — Il se passe d'abord que la cen-
sure a vu des allusions politiques dans votre
troisième acte... Vous savez? la scène entre
Romulus et Flavius :
Quand un gouvernement veut être respecté,
Il faut qu'il sache user de son autorité...
GASTON, désolé. — On vcut que je change cela?
ROMULUS. Gl
TRUBERT. — Probablement... Allez voir ces
messieurs, vous vous entendrez avec eux. —
Maintenant, autre chose : Gaudru m'a renvoyé
son rôle.
GASTON. — Allons donc !
TRUBERT. — Il a été froissé de votre attitude
à son égard.
GASTON. — Moi!... Je l'ai froissé?
TRUBERT. — Il le dit. Il prétend qu'hier, à la
répétition, vous avez affecté de ne pas l'écouter
pendant qu'il récitait sa tirade.
GASTON. — Mais je faisais une correction
avec le souffleur !
TRUBERT. — Justement. C'est ce qui a blessé
Gaudru. Vous savez comme il est susceptible.
Il faut que vous alliez le voir.
GASTON. — Pour quoi faire ?
TRUBERT. — Pour qu'il reprenne son rôle,
parbleu ! Aimez-vous mieux que votre pièce
ne soit pas jouée? A votre aise!
GASTON. — Ah ! si je n'avais pas déjà annoncé
à tout le monde... (Brusquement.) Où demeure-
t-il, ce Gaudru?
TRUBERT. — Route de la Révolte, n° i43...
. C'est du côté de Neuilly ou de Levallois-Per-
ret, je ne sais pas au juste.
GASTON. — C'est bon! j'y vais!
4
62 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
TRUBERT. — Et puis, n'oiiblicz pas la cen-
sure !
GASTON. — Non !
Il sort.
TRUBERT, criant. — Ni le copiste! Déporte,
37, rue Saint-Marc, au quatrième, la porte à
gauche...
IX. — DEVANT LE THÉÂTRE.
Gaston de Rivesaltes sort du théâtre. —Un monsieur
s'approche de lui et le salue très poliment.
LE MONSIEUR. — Pardon, monsieur... c'est à
M. Gaston de Rivesaltes, l'auteur de Romulus,
que j'ai l'honneur de parler?
GASTON. — Oui, monsieur...
LE MONSIEUR. — J'ai appris, monsieur, que
le rôle le plus important de votre pièce, — un
rôle de vestale, je crois, — avait été confié à
mademoiselle Antonia, du théâtre des l"'olies-
Plastiques...
GASTON. — En effet.
LE MONSIEUR. — Vous iguorez peut-être,
monsieur, que ce rôle revenait de droit à une
artiste attachée depuis longtemps auPrjtanée,
mademoiselle Olympe...
GASTON. — Je ne savais pas...
ROMULUS. 63
LE MONSIEUR, sèchement. — Vous devriez
savoir
GASTON. — Ah! permettez...
LE MONSIEUR. — Quand on se mêle de faire
jouer des pièces de théâtre, il faut être au cou-
rant des.usages dramatiques...
GASTON. — Pardon ! mais...
LE MONSIEUR, s'animant. — Si VOUS ne les
connaissez pas, apprenez-les !
GASTON. — Monsieur... cette façon de parler...
LE MONSIEUR , élevant la voix. — C'est la
mienne! Si elle vous déplaît...
GASTON. — Plus bas!... Je vous en prie...
On nous regarde.
LE MONSIEUR. — Ça m'est égal ! je n'ai peur
de personne, moi !
GASTON. — Moi non plus!... et je n'entends
pas...
LE MONSIEUR. — Très bien. Je vous ai com-
pris... Voici ma carte.
GASTON. — Voici la mienne; seulement...
LE MONSIEUR. — J'ai bien l'honneur de vous
saluer.
11 disparaît.
GASTON, seul, lisant la carte. — « Achille Bu-
chard, officier au 173^ de ligne. » Eh bien , voilà
unejolie affaire!... Allons chercher des témoins!
64 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
X. —UNE PAGE DU CARNET DE L'AUTEUR.
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ff-UT .V"- •*-**'^io*.«afe^
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V^"^ ^ t,.^-
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ROMULUS. 65
XI. — APRÈS LA BATAILLE.
Montbrison de Paris 489 — O4 — 12. 35.
Alfred Lambertin, conseiller préfecture,
Montbrison.
Succès assez vif — coup de sifflet pour allu-
sion politique couvert d'applaudissements —
Trubert enchanté.
GASTON,
A MONSIEUR ALFRED LAMBERTIN,
Montbrison.
Ah! mon vieux camarade, tu as manqué une
jolie occasion de t'amuser hier au soir! C'était
la première de Romulus, mon cher! La pre-
mière de Romulus! Tu penses si Gaston
exultait!... Non! vrai!... tu as perdu de ne pas
voir cela... Romulus a eu un succès de fou
rire!... Tu ne te figures pas comme cette tra-
gédie est amusante ; vraiment, quand ce pauvre
Gaston veut être drôle, il ne réussit pas à
moitié! Les artistes étaient à la hauteur de la
pièce, c'est tout dire; quant à la belle An-
4-
()G SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
tonia, la nouvelle Rachel, lorsqu'elle a reparu
au troisième acte en costume de vestale sa-
crifiée, on lui a demandé son rondeau des
Princesses du Macadam. Ah. \ quel succès! 11 y
a eu pourtant un brave spectateur que tout cela
n'amusait pas et qui a lancé un coup de sifflet
au moment où Romulus prédisait la gloire de
Rome ; la claque a répondu par une bordée
d'applaudissements.
Tu dois me trouver un peu dur? c'est la
faute de notre auteur, qui n'est pas un mauvais
garçon, mais qui m'agace avec ses manières
prétentieuses. Figure-toi qu'il est venu lui-
môme m'apporter mon fauteuil au ministère,
pour se faire admirer dans son nouveau per-
sonnage. Quel poseur !
Je te serre la main,
RAYMOND.
Reçu de MM. Schmidt, Wilson et compagnie,
pour le compte de M. Gaston de Rivesaltes,
la somme de quarante mille francs, valeur en
compte.
Paris, le 25 janvier 1878.
TRUBERT.
ROMULUS. 67
D. P. F. 22 375 ".
Le '^5 aviil prochain, je payerai à madame
Robert, couturière, ou à son ordre, la somme
de vingt-deux mille trois cent soixante-quinze
francs, valeur en marchandises.
Paris, le 25 janvier 1878.
GASTON DE RlVESALTES.
27, avenue Murillo.
XII. — FRAGMENT DE LETTRE.
... C'est vrai, mon cher père, j'avoue que
j'ai agi avec imprudence, mais tu reconnaîtras
aussi que ma situation était réellement em-
barrassante et que je n'avais pas d'autre
moyen de m'en tirer. Cette « escapade » te
coûte cent mille francs, dis-tu? Soit! Mais il
me semble que mon honneur vaut bien cette
somme, et tu ne voudras pas me pousser au
désespoir, à ce conseiller fatal qui, hélas!,..
XIII. — ÉPILOGUE.
(Extrait du Moniteur des Coulisses.)
«■ M. Gaston de Rivesaltes, le sympathique
68
SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
auteur de Romulus, a quitté Paris ce matin
pour se rendre au Havre, où il s'embarquera
pour New^-York. II doit faire partie, dit-on,
de l'expédition formée par M. James Gordon
Bennett pour explorer les glaces du pôle nord.
» Bonne chance à notre jeune compatriote,
et puisse cette campagne lui être plus favorable
que son dernier voyage sur l'océan drama-
tique! »
^
LA REPRISE
DES FORÇATS DE L'HONNEUR
C'était à une répétition de la pièce nouvelle
qui devait passer œ incessamment » au
Théâtre-Populaire. Les auteurs, Robinet et
Cerneuil, étaient à l'avant-scène, et Stéphane
venait de dire pour la cinquième fois : « Ah!
madame... fasse le ciel que je n'arrive pas trop
tard ! » lorsque Robinet le pria de recommencer
cette phrase.
C'est à ce moment que Saint-Phar haussa
les épaules...
Il faut vous dire qu'il y avait un froid entre
Saint-Phar, l'inteHigent directeur du Théâtre-
Populaire, et ceux qu'on appelait « les heureux
70 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
auteurs du Comte Edouard ». Après le vif
succès de ce drame à la Renaissance- Histori-
que, Saint-Phar avait demandé une pièce aux
heureux auteurs. Ceux-ci la lui avaient pro-
mise; ils avaient justement une idée admira-
ble... et quel titre ! La Ceinture de fer, cinq actes
et huit tableaux, avec un rôle magnifique pour
Stéphane; c'était deux cents représentations
assurées; avant quinze jours ils auraient livré
le manuscrit, etc.. Et, six mois après cette
promesse, on n'avait pas encore lu les deux
derniers actes de la Ceinture de fer, tandis que
les trois premiers, sans cesse remportés et
rapportés pour les changements faits en scène,
surexcitaient depuis plusieurs semaines les
nerfs des auteurs, des acteurs et du directeur.
Le directeur avait pris le parti k de ne plus
rien dire ». Il restait à sa place, immobile et
muet, se contentant de mordiller le bout de
ses doigts et de tenir ses yeux fixés sur les
toiles du haut, lorsque Robinet se levait pour
faire une nouvelle observation.
Voilà où en étaient les choses, lorsque le
directeur du Théâtre-Populaire se laissa aller
au susdit mouvement d'épaules.
Robinet l'avait vu. 11 se tourna vivement
vers lui:
- Vous dites, monsieur?
LA REPRISE DES FORÇ A TS D E L'HOS' \E UR.. 71
Il y eut un silence. Saint-Phar, impassible,
regardait le plafond. Robinet reprit d'une voix
étranglée par l'émotion :
— Vous m'avez parlé, je crois?
Saint-Phar, au temps où il était acteur, avait
joué les rôles de dignité. Il excellait dans l'art
de se contenir; et c'est avec le plus grand calme,
d'un air souverainement poli et froid, qu'il ré-
pondit :
— Nullement, monsieur... nullement.
Robinet, lui, n'était pas calme. Il répliqua :
— C'est qu'il m'avait semblé...
■ — Quoi, monsieur?
— Que vous haussiez les épaules.
Un imperceptible sourire éclaira les lèvres
de Saint-Phar.
Robinet n'y tint plus :
— Et je n'aime pas cela, entendez-vous!
Cerneuil s'était levé. Il avait compris que le
moment était venu de soutenir son collabora-
teur.
— Nous n'aimons pas cela, ajouta-t-il... et
nous ne le souffrirons pas !
Saint-Phar se leva à son tour :
— Pardon, messieurs, fit-il sans se départir
de sa dignité, je vous ferai observer que vous
êtes ici sur mon théâtre et que, sauf moi,
personne n'a le droit d'y élever ia voix.
72 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
— Allons doncl
— Je dis : personne!
Et sur ce mot : personne, accentué nette-
ment, Saint-Phar regarda les auteurs de la
Ceinture de fer avec un air de suprême auto-
rité.
Robinet éclata le premier :
— Ah! c'est ainsi que vous le prenez? Eh
bien, restez-y sur votre théâtre ! nous n'y
mettrons plus les pieds.
— Ah ! mais non, par exemple !
— Dirigez-le comme vous pourrez...
— Ce n'est pas nous qui vous y aiderons !
Saint-Phar sourit de nouveau et murmura :
— Je l'espère bien !
Robinet bondit :
— Qu'est-ce que vous espérez?
— Que vous ne m'aiderez pas à me rui-
ner.
— Nous?
— Oui... vous!
— Et comment cela, s'il vous plaît?
— En m'apportant des pièces comme celles
que vous faites.
Saint-Phar, si calme d'abord, commençait à
s'échauffer. 11 continua :
— Des pièces qu'on répète pendant un an
sans pouvoir en sortir.
LA REPRISE DES FORÇ ATS DE L'H 0\X E UR. 73
— C'est trop fort !
— Oui... c'est trop fort! Dire que tren.te per-
sonnes s'échinent depuis trois mois sur trois
malheureux actes auxquels on ne comprend
rien...
— Oh!
— Vous n'y comprenez rien vous-mêmes...
Savez- vous seulement ce que vous voulez?
Non, vous ne le savez'pas!
Robinet blêmissait ; Saint - Phar , rouge
comme un coq, allait toujours :
— Où sont vos deux derniers actes? Vous
deviez les apporter hier... Mais ils ne sont pas
faits, vous ne les ferez jamais... et il faut que
nous soyons là, acteurs, régisseuretdirecteur,
prêts à subir tous vos caprices et obligés de sup-
porter vos ridicules observations?... Eh bien
non ! non ! ! non ! ! ! J ai trente ans de théâtre,
et ce n'est pas après trente ans de théâtre
qu'on se laisse conduire par des auteurs tels
que vous!
Ces derniers mots, lancés d'une voix écla-
tante, avec un geste hautement dédaigneux,
allaient produire un effet énorme. Cerneuil vit
le coup et se précipita devant son ami :
— Tais-toi, dit-il, ne nous commettons pas
avec ce monsieur !
Et se tournant vers Saint-Phar, qui se
5
•'»
SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
tenait campé, les bras croisés, les yeux fixes,
les narines frémissantes...
— La Société des auteurs dramatiques ap-
préciera l'injure faite à deux de ses membres.
Saint-Phar n'avait pas bougé.
Cerneuil échangea un regard avec Robinet.
— En attendant, ajouta-t-il, nous retirons
notre pièce.
Sur ce mot, Saint-Ph'ar passa de l'indigna-
tion au ricanement.
— Ah! ah! fit-il, c'est donc cela! Voilà où
vous vouliez en venir? au retrait de la pièce...
Il fallait le dire tout de suite. Vous nous
auriez épargné une rude peine !
— Nous faisons toutes nos réser\'^es au sujet
de l'indemnité...
— Oui... oui... reprenez votre pièce, allez!
C'est ce que vous avez de mieux à faire.
— Et nous déférerons à la Société des au-
teurs dramatiques...
— Tout ce que vous voudrez. Allez, mes-
sieurs, allez!... je ne vous retiens pas.
Les auteurs ainsi congédiés étant partis, les
acteurs assemblés pour la répétition ayant
disparu à leur tour, il ne restait plus que trois
personnes en présence : le vieux souffleur
Ulric, immobile sur sa chaise; le régisseur
Roseval, debout, tremblant, attendant des
LA REPRISE DES FORÇ A TS DE L'HOSXE UR. 75
ordres; et M. Saint-Phar, arpentant la scène,
sombre, agité, silencieux...
Tout à coup, le directeur s'arrêta et dit à
haute voix :
— Qu'allons-nous faire, maintenant?
Saint-Phar n'avait pas l'habitude de consul-
ter ses inférieurs. Cette interrogation ne
s'adressait qu'à lui-même, c'était un lam-
beau de monologue.
Pourtant, Roseval pensa qu'il pouvait y ré-
pondre. Il glissa timidement ces deux mots ;
— Une reprise...
— Une reprise! rugit Saint-Phar en se
tournant brusquement vers le pauvre régis-
seur, mais laquelle? Je vous le demande! la-
quelle ?
Et il se remit à marcher, comme Napoléon
dans les pièces de l'ancien Cirque-Olympique.
Ce fut le vieux souffleur qui rompit le si-
lence.
— Dites donc, Roseval ! fit-il en interpel-
lant son camarade, d'un air dégagé, vous rap-
pelez-vous les Forçats de l'honneur?
Cette simple phrase produisit l'effet attendu.
Le directeur s'arrêta de nouveau.
— Les Forçats de l'Honneur, murmura-t-il,
c'est une pièce qui a eu un grand succès au-
trefois...
76 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Et qui n'a pas été reprise, ajouta le souf-
fleur.
— Vous croyez ?
— J'en suis sûr... On n'a jamais pu trouver
un acteur pour le rôle de Fontenoy...
— Ah ! c'était Fontenoy?
— Et madame Paul. Ils avaient une scène
au troisième acte!... Ah! quelle scène! Je n'ai
rien vu de plus beau au théâtre... Et le cin-
quième acte, donc ! Q uand M. de Solange ar-
rivait et disait au banquier qui croyait l'avoir
assassiné :
a Excusez-moi, monsieur, de vous avoir fait
un peu attendre... » Je vois encore Montléry
dans ce rôle-là !
— Montléry jouait ?
— Je crois bien! c'était son plus beau rôle...
c'est là-dedans qu'il a débuté. Et le père Si-
monnet, qui figure aujourd'hui aux Délasse-
ments-Lyriques, c'était lui qui jouait le ban-
quier. Moi, j'ai créé le rôle de l'officier de
marine, M. de Versac... Ah! c'était le bon
temps !
— Quand a-t-on joué cela?
— En ;i8.
— Quarante et un ans ! La pièce a dû vieillir.
— Mais non ! pas trop... vous verrez. Il y a
quelques mots à éplucher par-ci par-là... des
LA REPRISE DES FORÇ ATS DE L'HONNEUR. 77
cheveux blancs; mais le fond -est très empoi-
gnant...
— Qui est-ce qui pourrait jouer cela? Croyez-
vous que Stéphane...
— Parfaitement. Stéphane sera bon. Il n'a
pas la chaleur de Fontenoy, il manque de
souffle, il sera gêné dans les passages de
force... mais il a du sentiment, de la tenue, et
il est surtout très aimé du public. Pour moi,
il peut jouer le rôle... Dame, ce ne sera pas
Fontenoy !
Saint-Phar avait laissé parler le vieux souf-
fleur sans l'interrompre. Il en savait assez
maintenant; le moment était venu de repren-
dre son rang.
— C'est bien, mon ami, dit-il à Ulric... j'avi-
serai.
Et il se retira, laissant ses deux employés
saisis de crainte et de respect.
Deux jours après, les journaux de théâtre
publiaient la note suivante :
«t Par suite d'arrangements intervenus entre
la direction du Théâtre-Populaire et les au-
teurs de la pièce qui était en cours de répéti-
tions, la première représentation de la Cein-
ture de fer se trouve indéfiniment ajournée.
■D En attendant la pièce qui devait passer
après celle-ci et qui sera signée d'un nom cher
SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
au public, M. Saint-Phar va reprendre un
drame de feu Palagniez et Destourville, deux
auteurs qui ont eu leur heure de célébrité et
qui ont fait pleurer bien souvent les hommes
de la génération précédente.
» Les Forçats de l'Honneur furent joués pour
la première fois le 12 avril i838, au théâtre des
Jeux-Dramatiques et littéraires, une ancienne
salle bâtie sur l'emplacement qu'occupent au-
jourd'hui les grands magasins à\î Progrès uni-
versel. La pièce eut cent cinquante représen-
tations, ce qui était énorme pour l'époque;
depuis elle n'a jamais été reprise.
» Le rôle de Gercourt, une des belles créa-
tions de Fontenoy, sera joué par Stéphane,
qui s'y montrera, dit-on, sous un jour absolu-
ment nouveau; le principal rôle de femme,
celui d'Emmeline, créé par madame Paul,
servira aux débuts de mademoiselle Cordelia
Ruber, la jeune première qui a obtenu der-
nièrement tant de succès au théâtre de
Bruxelles.
» On voit que la première représentation
des Forçats de l'Honneur joindra au vif attrait
d'une résurrection littéraire tous les éléments
de curiosité qu'on est habitué à rencontrer
dans le théâtre si intelligemment dirigé par
M. Saint-Phar. »
LA REPRISE DES FORÇATS DE L'HOXXEUR. 'jg
Cette note tomba sous les yeux de feu Des-
tourville... qui n'était pas mort. Palagniez était
seul entré dans l'immortalité; Destourville
vivait encore et portait très allègrement ses
soixante-dix-neuf ans.
Il demeurait au cinquième étage d'une
maison située rue des Moines, aux BatignoUes,
et les habitués du square connaissaient par-
faitement ce petit vieillard propret, qui venait
s'asseoir tous les jours à la même place et qui
décrivait des cercles sur le sable avec un ma-
gnifique jonc à pomme d'or.
Mais ils ignoraient, par exemple, que ce
brave homme était l'auteur d'environ soixante
drames ou vaudevilles, joués jadis au boule-
vard du Temple, et qu'il avait eu, comme di-
saient les journaux, son heure de célébrité.
Tout le monde l'ignorait d'ailleurs, sauf trois
ou quatre vieux amis de Destourville, anciens
auteurs ou acteurs, aussi inconnus que lui.
Depuis plus de vingt ans, son répertoire avait
été complètement abandonné ; les quelques
théâtres de banlieue qui pendant longtemps
lui avaient été fidèles ne jouaient plus que les
-drames du jour, et la province elle-même, con-
vertie à l'opérette, avait oublié les noms de
ses plus fameux succès: Paquot et Pâquerette,
Pierre le voleur, le Marquis de Saint-Ebne,
8o SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
les Nuits du Belvédère, Léontine Bernard,
l'Usurier gentilhomme , et son plus grand
titre de gloire : les Forçats de VHonneur, une
pièce que l'Académie française avait failli cou-
ronner comme ouvrage utile aux mœurs.
Vous pensez si Destourville fut surpris en
lisant la note du Courrier des Spectacles! Sur-
pris et froissé. Certes il avait renoncé à toute
prétention, ce pauvre Destourville; il savait
fort bien que son temps était passé et que
d'autres régnaient à leur tour dans les théâ-
tres où il avait trôné jadis. Mais qu'on allât
jusqu'à le croire mort, comme son collabora-
teur, non ! c'était trop fort. Passe encore pour
feu Palagniez; il n'avait plus le droit de récla-
mer, celui-là, et puis, il avait si peu travaillé
à la pièce... mais feu Destourville!
L'auteur des Forçats de l'Honneur résolut
d'adresser une lettre au directeur du journal^
une lettre spirituelle; c'était la meilleure ma-
nière de prouver qu'il était bien vivant.
Il prit sa bonne plume et écrivit :
« Monsieur le rédacteur,
j) La nouvelle que vous publiez dans votre
journal, toujours si bien informé, au sujet de
la prochaine reprise des Forçats de l'Honneur^
LA REPRISE DES FORÇATS DE L'HONNEUR. Si
est exacte de tous points... sauf en ce qui me
concerne.
T> Dussé-je contrarier vivement ceux de mes
confrères qui se réjouissaient déjà de ma dis-
parition, je suis forcé de leur avouer que la
Camarde n'est pas encore venue frapper à ma
porte.
y> Mon a heure de célébrité » a sonné depuis
longtemps, il est vrai; et je ne vais plus au
spectacle; mais j'assiste de loin à celui que
nous donnent nos novateurs littéraires, et je
m'y amuse trop pour avoir envie de le quitter.
» Sur ce, monsieur le rédacteur, je retourne
dans la tombe que vous aviez si vite refermée
sur moi, et je vous prie d'agréer l'hommage de
ma parfaite considération. »
Le Courrier des Spectacles inséra la lettre
en la faisant précéder de ces réflexions :
tt II paraît que nous avons contristé, sans le
vouloir, l'un des auteurs de la pièce qu'on va
reprendre au Théâtre-Populaire. Les Forçats
de V Honneur ont deux pères que nous avions
crus morts tous deux. Nous nous trompions
de moitié. Celui qui a survécu, M. Destour-
ville, nous fait l'honneur de nous écrire pour
réclamer contre cette fâcheuse supposition.
5.
82 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
y> Aucune rectification ne pouvait nous être
plus agréable, et nous insérons la lettre de
l'honorable M. Destourville avec un plaisir
que ne gâte même pas la petite pointe d'amer-
tume dont notre correspondant n'a pu s'af-
franchir. L'auteur des Forçats de l'Honneur a
bien tort de croire qu'on se réjouissait de sa
disparition ; pour notre part, nous ne nous en
étions même pas aperçus... Mais nous sommes
heureux d'apprendre que M. Destourville est
encore de ce monde, et nous applaudissons de
grand cœur à la résurrection du drame que les
a novateurs littéraires » avaient si mécham-
ment enterré. y>
Cette réplique fit un certain bruit. On ^
parla le soir au café des Variétés.
— Avez-vous vu, dit Robinet, comme le
Courrier des Spectacles a mouché ce pauvre
Destourville ?
Ce qui valut à Robinet cette réponse :
— Le plus ridicule des deux n'est pas celui
qu'on pense. Destourville est un brave homme
qui n'a pas l'habitude d'écrire aux journaux
et qui s'en tire à sa façon ; et Trie-Trac fait
son métier de journaliste en s'escrimant en
vingt lignes sur une lettre qui n'en valait pas
deux.
— Eh bien, alors, le plus ridicule?...
LA REPRISE T>ES FORÇATS DE LHONNEUR. S^
— Le plus l^iSicule, c'est vous, qui vous
mêlez de ce qui ne vous regarde pas.
Là-dessus, Robinet s'était fâché, on en était
venu aux mots, les amis avaient dû intervenir,
et, en fin de compte, on avait éreinté l'auteur
des Forçats de VHonneur, cause involontaire
du débat.
Pendant ce temps, les répétitions de la pièce
se poursuivaient activement.
Destourville, après avoir attendu vainement
durant plusieurs jours un bulletin de con-
vocation, se présenta enfin au Théâtre-Popu-
laire.
La concierge ne voulut pas le laisser passer.
— Où allez- vous? lui cria-t-elle de cette voix
particulière aux concierges de théâtre,
Destourville aurait pu répondre : Je suis
l'auteur de la pièce qu'on répète en ce moment.
Mais il se complaisait dans son incognito,
comme le petit caporal devant le fameux
factionnaire, et il voulait jouir de la confusion
de la concierge, lorsqu'elle apprendrait le nom
de l'homme à qui elle avait interdit l'entrée
des coulisses.
Il ne répondit donc pas, et monta vivement
l'escalier qui se trouvait devant lui.
La concierge, furieuse, s'était élancée sur
ses pas, et criait :
84 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Eh! monsieur! monsieur! oui!... vous,
là-bas !...
Ce tumulte interrompit la répétition. Saint-
Phar se leva.
— Qu'est-ce donc? fit-il.
La concierge, tout essoufflée, montra Des-
tourville :
— C'est ce monsieur qui veut forcer la con-
signe.
Tout le monde regardait l'auteur des For-
çats de l'Honneur. C'était le moment de pro-
duire son effet.
— Je suis M. Destourville, dit-il en souriant.
— Ah! fitSaint-Phar.
Et ce fut tout. A peine un léger salut pour
marquer que ce nom était connu du directeur.
Quant à la concierge, elle n'avait exprimé au-
cune confusion, et s'était contentée de redes-
cendre à sa loge en grommelant : « Trouville !...
Trouville!... Ce n'est pas une raison pour
passer impoliment devant le monde ! »
Il y eut un moment de silence.
Saint-Phar regarda Destourville :
— Vous veniez me demander quelque chose?
— Moi?... non, fit le bonhomme tout trou-
blé. C'est-à-dire... si... Est-ce que... est-ce
qu'il n'y a pas de répétition?
Saint-Phar le regarda de nouveau.
LA REPRISE DES FORÇATSDEL'HONXEUR. 85
— C'est pour cela que vous venez?...
Il appela le régisseur.
— Roseval, donnez une chaise à monsieur!
Et se tournant vers Destourville :
— Excusez-moi, ajouta-t-il, mais nous som-
mes horriblement pressés.
Les acteurs avaient repris leurs places. La
répétition continua. Destourville, assis près
du directeur, écoutait depuis quelques mi-
nutes, lorsqu'il ht un soubresaut.
— Mais c'est le troisième acte que vous
Jouez là !
— Certainement, répondit Saint-Phar. Vous
voulez qu'on recommence le prologue? Nous
n'avons pas le temps.
— Quand jouez-vous donc?
— Dans huit jours.
Dans huit jours! une pièce de cette impor-
tance ! qui était si difficile à apprendre, dont la
mise en scène était si compliquée ! On la ré-
pétait comme un acte de revue!
Le pauvre auteur n'en revenait pas.
Et la répétition continuait toujours. Sté-
phane, debout derrière Cordelia Ruber, lui
adressait à voix basse des propos rapides et
entrecoupés. C'était la fameuse scène d'amour
entre Gercourt et Emmeline, celle que Fonte-
noy et madame Paul jouaient avec tant de
86 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
passion, et dont un critique avait dit qu'elle
était écrite avec une plume trempée dans l'en-
crier de Shakespeare !
— Ce n'est pas possible, pensa Destourville,
ils ne jouent pas, ils répètent pour la mémoire.
Et prenant la parole :
— Pardon, monsieur... pardon, mademoi-
selle... Vous allez peut-être me trouver bien
indiscret... mais cette scène est la scène capi-
tale... je serais très curieux de l'entendre, et
vous m'obligeriez infiniment en la jouant
comme vous la joueriez le soir.
Un lapin se présentant seul au milieu d'une
assemblée de chasseurs n'aurait pas produit
plus d'étonnement.
— Je ne comprends pas, dit Stéphane.
— Moi non plus, ajouta Saint-Phar.
Destourville se troublait, rougissait, perdait
pied...
— Enfin... je veux dire... si vous pouviez
donner un peu plus de voix... Certainement,
c'est très bien comme cela, mais j'aimerais
mieux...
— Ah! fit Stéphane en souriant, je vois ce
que veut monsieur. Monsieur voudrait m'en-
tendre vibrer?
— Non! pas précisément... mais c'est une
scène de passion; et alors...
LA REPRISE DES FO RÇ ATS DE L'HONNE UR. 87
— Alors il faudrait agiter les bras en l'air,
rouler des yeux furibonds et pousser des sou-
pirs comme un soufflet de forge? C'est comme
cela, n'est-ce pas, que vous comprenez la pas-
sion?
— Pardon... je...
— Ce n'est pas mon genre, malheureuse-
ment ; mon genre, à moi, c'est l'émotion con-
tenue, l'émotion naturelle, et, permettez-moi
de vous le dire, le public aime assez ce genre-là.
— Je ne conteste pas...
— Pourtant, si vous pensez que je ne suis
pas l'homme du rôle, je suis prêt à renoncer...
Saint-Phar s'était levé. 11 intervint.
— Mais pas du tout! Qu'est-ce que vous me
chantez avec votre rôle! Il vous va parfaite-
ment. Est-ce que vous vous figurez que je vais
le donner à un autre?...
— Si monsieur estime...
— Monsieur n'a rien à estimer du tout. Il
vous fait les observations qui lui plaisent, vous
jouez le rôle comme vous l'entendez, et tout le
monde est d'accord.
Et se tournant vers Destourville :
— Je vous demande pardon, cher mon-
sieur... mais vous comprenez? si nous nous
arrêtons à chaque instant, il n'y a plus de ré-
pétition possible.
88 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
L'auteur ne pouvait pas se tenir pour battu.
Il répliqua d'un air piqué :
— Je croyais rendre service aux artistes en
leur indiquant la tradition...
— Oui... oui... c'est convenu, fit Saint-Phar.
Je la connais aussi, la tradition. Je l'ai jouée
dans le temps. Mais elle n'est plus de mode
aujourd'hui, et il faut suivre la mode... Allez,
Stéphane !
Destourville se rassit sans répondre et
écouta, d'un air navré, la fin de sa scène
d'amour. Tous les effets sur lesquels il avait
compté, tous ces mots à panache que Fontenoy
lançait jadis de sa voix puissante, se noyaient
dans la diction sourde et monotone qui caracté-
risait ce que Stéphane appelait son a émotion
contenue ».
Il y avait une phrase, pourtant, dont l'éclat
ne pouvait être amorti, une phrase que tous
les jeunes gens de i838 avaient apprise par
cœur et qui faisait courir des frissons dans
la salle, lorsque Fontenoy la disait à l'oreille
de madame Paul. C'était celle-ci :
a Je suis de ces hommes qui portent un
monde dans leur poitrine et qui étreignent
leur amante avec des bras dont la morsure ne
s'efface pas!... »
Destourville attendit cette phrase...
LA REPRISE DES FO RÇ A TS DE L'H OXXE UR. 89
Elle ne vint pas.
On passa à la scène suivante.
Pour le coup , le pauvre auteur n'y tint
plus. Il se leva, tremblant.
— Mais la phrase? dit-il... Vous passez la
phrase !
— Quelle phrase? fit Saint-Phar.
— a Je suis de ces hommes qui... »
— Ah! oui... les cheveux blancs? Nous les
avons coupés.
Destourville pâlit; puis, d'une voix qu'il
s'efforçait de rendre calme :
— C'est bien... dit-il. Je vois que ma pré-
sence ici est inutile... je m'en vais.
Et il partit, sans que personne fît un pas
pour le retenir. On était blasé, au Théâtre-Po-
pulaire, sur l'amour-propre des auteurs qui ne
pouvaient pas supporter une observation.
Destourville, rentré chez lui, se demanda
s'il ne devait pas protester publiquement par
une lettre adressée à tous les journaux... Mais
non ! on ne le comprendrait pas, on se moque-
rait encore de lui. Il valait mieux ne rien dire
et protester par son absence, en n'assistant
pas à la représentation.
C'est pourquoi, le soir de la première étant
arrivé, Destourville se dirigea vers le Théâtre-
Populaire.
90 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
Il avait réfléchi... Ne pas aller aux répéti-
tions, c'était bien; sa dignité lui en faisait un
devoir; mais ne pas assister à la première re-
présentation, c'eût été trop. En somme, il ne
risquait rien; personne ne le verrait; il se tien-,
drait caché dans la salle, et il n'irait sur le
théâtre que si la pièce avait un grand succès,
— ce qui, après tout, était possible.
Ce qui était même probable : il n'osait pas
se l'avouer à lui-même, mais la confiance lui
était revenue et il commençait à croire que les
changements faits à sa pièce ne lui nuiraient
pas autant qu'il l'avait craint. Les journaux
annonçaient que la répétition générale avait
marché admirablement; on parlait d'une mise
en scène magnifique : Saint-Phar s'était sur-
passé et il y avait au quatrième acte un clou
qui ferait courir tout Paris...
Ce clou avait intrigué Destourville.
-— Qu'est-ce que ça peut être? pensait-il. Le
quatrième acte, c'est l'acte de la diligence... Il
n'y avait pas de clou... Enfin, nous verrons
bien; puisque la répétition générale a eu du
succès, la représentation peut réussir égale-
ment.
C'est dans ces dispositions qu'il arriva au
théâtre, où ces mots, Les Forçats de VHon-
yieur, resplendissaient en lettres de feu. Des-
LA REPRISE DES FORÇATS DE L'HOWEUR. gt
tourville prit une stalle de parterre et alla se
placer au dernier rang, devant une baignoire
inoccupée.
On commença à huit heures, — l'affiche
disait : 7 heures 1/4 très précises, — devant
une salle à moitié vide. Elle se garnit pendant
le premier acte, au bruit des petits bancs, des
portes s'ouvrant et se fermant avec fracas, des
« chut! » et des <c taisez-vous donc! »
Ce premier acte s'acheva sans encombre.
L'exposition parut un peu traînante; on ne
voyait pas encore où l'auteur voulait aller,
mais comme le disait un grand critique à son
voisin de l'orchestre, ces prologues laborieux
étaient du goût de nos pères, qui avaient be-
soin de bien connaître le sujet avant de se dé-
cider à le suivre.
Ce sujet se dégagea clairement au second
acte. Les Forçats de l'Honneur étaient les fils
d'un banquier qui avait détourné la fortune
d'un de ses clients; pour réparer le crime de
leur père, sans être obligés de le dénoncer, ils
s'étaient expatriés, avaient endossé la blouse
de œ l'artisan » et entrepris une vie de luttes et
de travail.
On applaudit plusieurs fois et assez vive-
ment. C'est à peine si quelques sourires se
dessinèrent sur les lèvres des spectateurs.
ga SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
exhortés par Stéphane à marcher, comme lui,
c^ à la conquête de l'honneur ! » La salle était
visiblement sympathique. On éprouvait le
besoin de réparer l'injuste oubli dans lequel
le répertoire de Destourville avait été laissé si
longtemps, et l'on ne demandait « qu'à faire un
succès y aux Forçats de l'Honneur.
L'occasion, d'ailleurs, était excellente pour
réagir contre les tendances dites naturalistes
qui se manifestaient dans les pièces du jour, et
le public, agacé du tapage que faisaient les
coryphées de la nouvelle école, se prom.ettait
d'accueillir chaleureusement tout ce qui ap-
partiendrait, suivant l'expression de ces
messieurs , au a tralala de la friperie roman-
tique ».
Le second acte finit donc sur une salve
d'applaudissements, et le courant de sympa-
thie qui avait gagné presque tous les specta-
teurs se répandit dans les couloirs pendant
l'entr'acte.
Debout contre la porte d'une loge, entouré
d'un petit cercle de journalistes, le grand cri-
tique qui avait excusé tout à l'heure les len-
teurs de l'exposition, constatait maintenant
l'effet de cette action si péniblement engagée.
— Eh bien, voilà! disait-il, c'est du théâtre,
ça! C'est le vieux jeu, c'est poncif, c'est tout
LA REPRISE DES FORÇ A TS DE L'HOWE UR. g'i
ce que vous voudrez; il y a des phrases à cou-
per au couteau... mais ça empoigne, enfin c'est
du théâtre !
Et tout le monde, de répéter autour de lui :
— Évidemment... c'est du théâtre!
Destourville, en passant devant les groupes,
recueillait directement ces témoignages d'ad-
miration dont il avait perdu l'habitude, et s'en
nourrissait comme d'une manne réconfor-
tante.
— A la bonne heure! pensait-il. Le public
me comprend encore, lui! Il est plus intelli-
gent que MM. Saint-Phar et Stéphane. Et l'on
dit que le goût a changé !... Ce n'est pas vrai!
Le goût du public est toujours le même... Ce
sont les acteurs qui changent.
Le vieil auteur se réjouissait aussi de pou-
voir garder l'incognito. Si sa figure avait été
connue, il n'aurait pas pu circuler dans les
couloirs comme il le faisait, et il ne se serait
pas rendu compte par lui-même de la bonne
impression que sa pièce avait produite.
Il se complaisait dans ces réflexions, lors-
qu'un jeune homme s'approcha de lui et, sou-
riant d'un air moitié aimable, moitié gogue-
nard :
— Eh bien, monsieur Destourville... vous
êtes content?
î;4
SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
Deslourville voulut saluer.
— Non! non! fit le jeune homme, restez
couvert. Je n'ai que quelques petits rensei-
gnements à vous demander. D'abord, quel âge
avez- vous?
Destourville crut avoir mal entendu. Il mit
la main à son oreille.
— Je vous demande, dit le jeune homme sur
un ton plus haut, si vous avez quatre-vingt-
deux ou quatre-vingt-trois ans. On pariait
devant moi pour quatre-vingt-trois.
— J'en ai soixante- dix-huit, murmura Des-
tourville en rougissant, mais je ne vois pas
l'intérêt...
— C'est juste. Vous ne me connaissez pas.
Voici ma carte.
Et le jeune homme tendit au vieillard une
carte ainsi disposée :
OCTAVE FLECHINOT
(ariel)
Rédacteur au PARIS-CASCADE
Destourville jeta les yeux sur la carte.
LA REPRISE DES FORÇATS DE L'HONNEUR. qS
— Ah! très bien, fit-il, vous êtes journa-
liste?... Je comprends.
Mais, à la vérité, il ne comprenait pas du
tout. Pourquoi ce jeune homme tenait-il à-
savoir son âge?
— J'ai l'intention de vous consacrer ma
a soirée », dit Fléchinot.
Destourville le regarda avec stupeur.
— Votre soirée?
— Oui, reprit le journaliste, je parlerai de
vous. Il faut donc que vous me donniez des
détails... des anecdotes, surtout. Vous devez
en avoir de drôles !
— Sur quoi?
— Sur n'importe quoi. Parlez-moi de votre
jeune temps... Vous avez été très lié avec
mademoiselle Mars, me dit-on?
Le vieillard balbutia :
— Mais, monsieur...
— Oh! fit le jeune homme en riant, il n'y
a plus d'indiscrétion maintenant! Je ne vous
demande, bien entendu, que ce que le public
peut savoir...
Puis, prenant son carnet :
-- Voyons, nous disons : soixante-dix-huit
ans; a connu mademoiselle Mars... Vous avez
été aussi garde du corps, je crois?. ..Ah! tiens 1
a garde du corps ! » C'est un mot. Je le met-
pb SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
trai.wEt où demeurez-vous? Comment vivez-
vous ?...
L'auteur des Forçats de l'Honneur comprit
alors ce que M. Fléchinot entendait par cette
a soirée » qu'il voulait lui consacrer. C'était
un de ces articles qu'un chroniqueur parisien
avait mis à la mode et qui étaient devenus
l'accompagnement obligé de tous les comptes
rendus de théâtre. On demandait aux journa-
listes qui s'en chargeaient beaucoup d'esprit ou
beaucoup de détails... Et Octave Fléchinot
y mettait ce qu'il pouvait se procurer le plus
facilement.
Destourville, ayant répondu de son mieux
aux questions du jeune œ indiscrétionniste »,
rentra dans la salle pour écouter son troi-
sième acte, le plus beau, suivant lui, l'acte de
la scène d'amour. Si le public était toujours
aussi bien disposé, l'effet allait être énorme.
Dans cet acte, Gercourt, le fils aîné du ban-
quier infidèle, venait travailler comme maçon
chez le frère de l'homme que son père avait
dépouillé, et s'y rencontrait avec la fille de
celui-ci, Emmeline, qui avait été son amie
d'enfance, et qui, en le retrouvant sous ce nou-
veau costume, s'éloignait avec dédain, Ger-
court la retenait par un mot suppliant, et c'est
alors que commençait la grande scène d'amour.
LA REPRISE DES FORÇATS DE L'HONNEUR. 97
Il sembla à Destourville que le public se
montrait plus froid. La toile était levée depuis,
un quart d'heure et on n'avait pas encore ap-
plaudi. Quand Gercourt s'était jeté aux pieds
d'Emmeline en criant : « Ah ! ne craignez pas
de frôler cette blouse ; elle est le symbole du
travail ! » l'auteur avait cru percevoir quelques
rires étouffés, mais il n'en était pas sûr; la
baignoire placée derrière lui venait de s'ouvrir,
et les deux dames qui l'occupaient, avec deux
messieurs cravatés de blanc, riaient, chucho-
taient, parlaient haut; il n'y avait plus moyen
d'entendre la pièce.
La scène d'amour passa inaperçue. Sté-
phane, fidèle à sa théorie de « l'émotion con-
tenue », la murmura plutôt qu'il ne la joua. Les
propos brûlants qu'il devait adresser à Cor-
delia Ruber restèrent connus d'elle seule; et
lorsque la claque lui répondit par une bordée
d'applaudissements, le public témoigna, par
son abstention, qu'il entendait rester étranger
aux confidences du Forçat de l'Honneur.
— C'est bien ce que je craignais, pensa Des-
tourville. La scène n'a pas porté... Comment
porterait-elle, jouée de cette façon?... Si en-
core ils avaient dit la phrase !... c'était un effet
considérable...
Le troisième acte s'acheva tant bien que mal
()
98 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
au milieu de l'indifférence générale, et le rideau
s'étant levé à la demande de la claque, Sté-
phane et Cordelia mirent un certain temps à
saluer le public. Cordelia, restée au fond du
théâtre, faisait des signes désespérés à Sté-
phane qui se refusait à venir en scène... Enfin,
il se présenta et salua le public avec un de ces
gestes d'abattement qui veulent dire : « Vous
savez, j'ai soutenu l'auteur tant que j'ai pu...,
mais vraiment, avec cette pièce-là, il n'y a pas
moyen de faire mieux ! »
Dans les couloirs, les spectateurs se com-
muniquaient des impressions fâcheuses.
— Ce n'est pas bien gai, disait l'un.
— Un peu long, répondait un autre.
— Trop de maçonnerie ! ajoutait un troi-
sième.
Et l'opinion générale se résuma dans ce mot
du jeune Contran Souchard, membre du cer-
cle des Balanceurs :
. — C'est crevant !
Quelques âmes compatissantes essayèrent
de combattre cette impression.
Le grand critique s'évertuait à défendre Des-
tourville :
— Mais oui!... Je ne vous dis pas... C'est
assez ennuyeux... Mais ça ne l'est pas plus
qu'une opérette... Il y a quelques situations,
LA REPRISE DES FORÇATS DE LHOWEUR. 99
au moins!... Maintenant,c'est si mal joué ! Que
voulez- vous? ces jeunes gens n'ont plus la tra-
dition du drame... Ah ! si l'on se remettait à
jouer des drames !
Les farceurs faisaient des mots.
Comme on demandait au critique s'il comp-
tait rester jusqu'à la fin de la pièce :
— Parbleu! fit quelqu'un... Vous savez
bien qu'il est le forçat de l'honneur !
On sonna pour le quatrième acte.
Destourville regagna sa place en essayant,
de maîtriser l'inquiétude qui le gagnait.
— Après tout, pensait-il, il n'y a que le
troisième acte qui ait mal marché... le qua-
trième tableau peut tout remettre sur pied...
puisque c'est là qu'ils ont placé leur fameux
clou.
La toile se releva... Mais, aux premiers mots
dits par Stéphane d'un air rechigné, on vit
bien que le public n'était plus avec lui. Le
murmure des conversations devenait de plus
en plus bruyant; les spectateurs se retour-
naient pour causer avec leurs voisins; on se
mouchait, on toussait... il était clair que la
soirée allait mal finir.
Mais, comme disait Destourville, le clou
pouvait tout raccrocher.
Hélas ! c'était un triste clou ! Il consistait
lOO SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
dans la substitution d'une vraie locomotive,
avec de vrais rails et de la vraie vapeur, à la
diligence traditionnelle que des malfaiteurs,
conduits par le banquier, devaient attaquer
sur une grande route. On n'attaquait plus la
diligence, on faisait dérailler la locomotive.
Saint-Phar n'avait trouvé rien de mieux
pour rajeunir le drame de Palagniez et Des-
tourville. C'était ce qu'il appelait a donner la
note moderne ». Et pour accentuer cette note
moderne, il avait modifié le dialogue. Au lieu
de : a Jetez- vous à la tête des chevaux ! » le
banquier devait dire à ses complices : œ Jetez-
vous à la tête du chauffeur ! » Mais, dans le
feu de la bataille, l'acteur perdit la mémoire et
s'écria : « Jetez-vous à la tête de la locomotive!»
Ce fut le signal de la débâcle. On se mit à
imiter le sifflet de la locomotive ; un titi cria :
Lâchez la vapeur! La claque eut la bêtise d'ap-
plaudir à tout rompre, le public se joignit à
elle, ce fut une joie folle dans toute la salle, et
le pauvre Destourville, pâle, hébété, trempé de
sueur, n'entendit que ces mots, sortis de la
baignoire :
— Non ! Henri... tais-toi !... je ris trop... je
t'en prie... tais-toi!...
L'auteur des Forçats de l'Honneur s'échappa
comme un fou.
LA REPRISE DES FORÇATS DE L'HONNEUR. lOI
Le surlendemain, le Courrier des Spectacles
annonça que les répétitions de la Ceinture de
fer, momentanément suspendues pour cause
d'indisposition, allaient être reprises au Théâ-
tre-Populaire avec la plus grande activité.
Et quinze jours après, Destourville avait re-
pris sa place accoutumée au square des Bati-
gnolles. Il s'amusait, comme d'habitude, à
tracer des cercles sur le sable, et saluait tou-
jours d'un air gracieux les personnes qui pas-
saient près de lui; mais on remarqua que sa
figure souriante s'assombrissait de temps en
temps ; il lui arrivait de brandir sa canne
comme pour menacer un ennemi invisible, et
quelc[u'un l'entendit s'écrier un jour avec co-
lère : S'ils avaient dit la phrase, encore! S'ils
avaient dit la phrase!
G.
COMMENT ON COLLABORE
Chez Évariste. — Une table, un canapé, deux fau-
teuils et des cigarettes.
VALFLEURY, entrant. — BonjouF, seigneur!
ÉVARISTE. — Bonjour.
VALFLEURY. — Tu travailles?... c'est bien,
cela !
Chantant.
Travaillons, prenons de la peine,
C'est le fonds qui manque le moins...
Tiens ! voilà deux vers tout faits pour notre
chœurdes moissonneuses. (Il prend une cigarette
et s'étend sur le canapé.) Qu'est-ce que tu en
penses?... (Évariste ne répond pas.) Hein?... Les
mettons-nous?
lo4 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
ÉVARISTE, avec humeur. — Oh! VOyons!...
mon petit!
VALFLEURY. — Ça ne va donc pas?
ÉVARISTE. — Si! mais j'en suis toujours à la
grande scène du deuxième acte.
VALFLEURY. — Je te l'ai bien dit : tu n'en
sortiras pas.
ÉVARISTE. — Allons donc !
VALFLEURY. — Je te défie d'en sortir. C'est
une scène très dure... Cette femme qui vient
réclamer son amant à la jeune fille qu'il vient
d'épouser...
ÉVARISTE. — C'est en situation. Écoute :
(Lisant.) « Vous dites que vous l'aimez, qu'il
vous aime!... Enfant! savez-vous ce que
c'est que l'amour? Connaissez- vous ce senti-
timent divin... »
VALFLEURY. — Je n'aime pas beaucoup
K divin ».
ÉVARISTE. - - Veux-tu « ardent » ?
VALFLEURY. — Si tu n'as rien de mieux...
ÉVARISTE. — Rien de mieux... rien de
mieux... Trouve autre chose, alors!
VALFLEURY. — Je n'ai pas à trouver, moi !
Ce n'ai pas moi qui' ai fait la phrase.
ÉVARISTE. — iEn attendant, si tu me laissais
lire?...
VALFLEURY. — VaS-j!
COMMENT ON COLLABORE. lo5
ÉvARiSTE, Tepreeant. — a Connaissez- VOUS
ce sentiment ardent qui élève nos âmes jus-
qu'au ciel... » (S'arrètant.) Voilà pourquoi j'avais
mis œ divin y>.
VALFLEURY. — Oui... oui... coutinue.
ÉVARISTE. — a Et qui nous fait goûter les
joies réservées à ses élus... »
VALFLEURY. — Aux élus de qui?
ÉVARISTE. — Aux élus du ciel, parbleu! Il
me semble qu'on ne peut pas s'y tromper !
VALFLEURY. — Oh ! je veux bien, moi !
ÉVARISTE. — a Avez-vous jamais tressailli
sous les baisers ardents... » Non! « ardents ^
ne va plus... Voilà ce que c'est! Tu m'as fait
changer...
VALFLEURY. — Eh bien, mets «■ brûlants » !
ÉVARISTE. — Brûlants... ardents... c'est la
même chose.
VALFLEURY. — Alors, mets a glacés » ! Des
baisers glacés... C'est bon, ça !
ÉVARISTE. — Oui... au kirsch.
VALFLEURY. — Enfin...
ÉVARISTE. — Enfin, si tu m'interromps à
chaque mot, nous n'arriverons jamais au bout
de la scène... Nous ne nous occupons pas du
style, nous cherchons le mouvement.
VALFLEURY. — Je ne dis plus rien.
ÉVARISTE. — ce Avez-vous jamais tressailli
Io6 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE,
SOUS les baisers de l'homme qui vous tenait
enlacée? avez-vous frissonné au contact de
cette main qui pressait la vôtre ? avez-vous
senti cette haleine brûlante... » Tu vois bien!
ce cette haleine brûlante qui vous enveloppait
Comme un voile et vous illuminait comme un
rayon... »
VALFLEURY. — Hum !
ÉvABisTE. — Qu'est-ce que tu dis?
VALFLEURY. — Va toujours.
ÉvARisTE. — K ... comme un rayon?... Vous
vous taisez?... Ah! vous avez compris! Entre
la maîtresse et l'épouse il n'y a de place que
pour un seul sentiment, et c'est vous qui me
faites pitié ! y>
VALFLEURY. — C'est la scène de Paul Fo-
restier entre Léa et Camille;...
ÉVARISTE. — Oui, mais plus forte... Augier
a esquivé la situation.
VALFLEURY. — Comment?
EVARISTE. — La scène n'aboutit pas. Léa
exhale sa colère inutilement; quand elle atout
dit, elle s'arrête.
VALFLEURY. — Eh bien?
ÉVARISTE.— Eh bien, je vais plus loin, moi !
Ma maîtresse dit à la femme mariée : « Vous
n'avez pas le droit de garder mon amant, je
le reprends et je l'emporte ! »
COMMENT ON COLLABORE. 107
VALFLEURY. — Tu ticns à cela ?
ÉvARisTE. — Absolument. Et je finis par un
mot superbe : a Adieu, mademoiselle! »
VALFLEURY. — C'est le mot de M. de Ryons
dans VAmi des femmes.
ÉVARISTE. — Oui , mais dans VAm,i des
femmes il vient mal. Madame de Simerose est
en effet une demoiselle, tandis que ma femme,
à moi, est réellement mariée.
VALFLEURY. — Eh bien?
ÉVARISTE, s'animant, — Eh bien, tu ne com-
prends pas que dans ces conditions-là le mot
est beaucoup plus fort?
VALFLEURY. — Trop fort.
ÉVARISTE. — C'est un mot sanglant : oc Adieu,
mademoiselle! » c'est-à-dire : « Vous avez
beau vous appeler madame de Valbreuse, vous
n'êtes pas la vraie femme de Raymond... Il
n'y en a qu'une, et c'est moi. Vous n'êtes ma-
riée qu'à la surface... cane compte pas, etc. »
Je n'ai pas besoin de t'expliquer ça, que
diable ! Si tu ne comprends pas.. .
VALFLEURY. — Je compreuds que nous nous
ferions empoigner.
ÉVARISTE. — Jamais de la vie!
VALFLEURY. — Avcc ça quc Ic public est bien
disposé en ce moment. Demande à Robinet
comment sa pièce a été reçue hier au soir I...
Io8 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
ÉvARiSTE. — C'est vrai, au fait... tu y
étais. Un joli four, hein?
VALFLEURY. — Pire que le dernier. J'ai vu
le moment où l'on allait baisser le rideau.
ÉVARISTE, riant. — Pas possible!
VALFLEURY. — Ma parole ! Boulingrin faisait
une tête!...
ÉVARISTE. — Tu l'as vu?
VALFLEURY. — Oui... Je suis allé sur le
théâtre après le troisième acte... Il était là
avec son régisseur, le gros Rudolsheim, et
Cerneuil. Robinet avait déjà filé.
ÉVARISTE. — Naturellement. C'est lui qui a
fait la pièce.
VALFLEURY. — Eu attendant, je ne sais pas
ce qu'ils vont jouer.
ÉVARISTE. — Ils vont sans doute reprendre
les Hommes du jour.
VALFLEURY. — C'est bien vieux, les Hommes
du jour.
ÉVARISTE. — Ils n'ont pas autre chose.
VALFLEURY. — On parle d'une pièce de Mor-
salin.
ÉVARISTE. — Le petit Morsalin, du Paris-
en-Vair? Je lis ses chroniques... C'est d'un
toc!... Il n'a rien dans le ventre, ce garçon-là.
VALFLEURY. — 11 esttoujours aussi fort que
Robinet.
COMMENT OX COLLABORE. I09
ÉvARiSTE. — Je crois bien ! Robinet est vidé.
valflÉury. — Je ne serais pas étonné que
Morsalin réussît. On peut n'avoir jamais fait
de théâtre et tomber sur un succès. Vois donc
Latorille avec ses Pommes tapées.
ÉVARISTE. -- Ça ne prouve rien... Les
Pomm.es tapées ont eu un feuccès de hasard.
VALFLEURY. — Quatre cent cinquante re-
présentations!... tu appelles ça du hasard?...
Merci! un fameux hasard!
ÉVARISTE, agacé. — Et puis, après? Pou-
vons-nous les refaire, les Pomm,es tapées?
VALFLEURY. — Peut-être !
ÉVARISTE. — Comment l'entends-tu?
VALFLEURY. — J'enteuds que Boulingrin a
assez du drame, et qu'il serait tout disposé à
monter une opérette.
ÉVARISTE. ■ — Il faudrait de l'argent pour
cela !
VALFLEURY. — Tl en trouvera. Rudolsheim le
lui disait encore hier soir : oc Qu'est-ce que fus
nus empétez, avec vos pièces tramatiques?. ..
C'est tes pêtises!... »
ÉVARISTE. — Ça ne veut pas dire que Ru-
dolsheim le commanditera.
VALFLEURY. — Enfin, Boulingrin m'a de-
mandé une opérette, voilà ce qu'il y a de sûr;
et je lui ai dit que nous la lui ferions.
7
I lO SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
ÉvARisTE. — Il faudrait d'abord terminer
les Amours trahis.
VALFLEURY. — Laisse-moi donc tranquille,
avec tes A^nours trahis ! Je te dis que tu n'en
sortiras pas. La pièce est mal venue... Il n'y a
qu'à la laisser dormir.
ÉVARISTE, avec aigi^ur. — Ça t'est facile à
dire. Tu n'y a pas travaillé.
VALFLEURY. — Certainement non! J'ai bien
vu tout de suite où nous allions. Tu as voulu
te lancer quand même... Je n'avais pas à t'en
empêcher, mais il était clair pour moi que
nous ne ferions jamais rien de cette pièce-là :
c'est du poncif.
ÉVARISTE , vivement. — Du poncif ! La scène
entre Olympia et madame de Valbreuse...
VALFLEURY. — Oh ! je ne te parle pas de ta
scène... C'est différent. Elle est trop raide.
ÉVARISTE, gravement. — Il n'y a rien de trop
raide au théâtre ; tout dépend de la façon dont
les choses sont présentées. Quand on les pré-
sente bien...
VALFLEURY. — C'est convenu. Tu les pré-
sentes très bien. Ta scène est un chef-d'œu-
vre...
ÉVARISTE, pincé. — Je ne dis pas cela...
VALFLEURY. — Jc Ic dis, moi. Là!... es-tu
content?... Reste à savoir si le public aime les
COMMENT ON COLLABORE.
pièces qui ne sont ni chair ni poisson. C'est
le cas de l'a tienne. On ne sait pas ce qu'elle
veut prouver. Est-elle morale, ou ne l'est-elle
pas?
ÉvARisTE. — Elle est morale... quant au
fond. Je soutiens une thèse.
VALFLEURY. — Oui... Eh bien! il n'en faut
plus, de thèses. Si tu veux faire une pièce tout
à fait morale, une pièce pour les familles, j'en
suis... Nous donnerons cela à Trubert. C'est
un malin. Il pourra en tirer de l'argent.
ÉVARISTE. — Ça dépend. 11 s'est coulé avec
le Vieux Domestique.
VALFLEURY. — AloTs, làchons la pièce mo-
rale et faisons une opérette pour Boulingrin...
Pas un opéra-comique! Une vraie opérette
comme autrefois.
ÉVARISTE. — : As-tu une idée?
VALFLEURY. — J'en ai trente. Qu'est-ce que
tu dirais d'une Lucrèce?
ÉVARISTE. — Comme celle de Ponsard?
VALFLEURY, riant. — Mais non! La Petite
Lucrèce, une Lucrèce gaie, bien entendu. Elle
tromperait son mari avec Brutus...
ÉVARISTE. — Avec Sextus, veux-tu dire?
VALFLEURY. — Du tout! je dis bien : avec
Brutus. C'est celui-ci qui imaginerait la lé-
gende de l'outrage pour se venger de Sextus
.119. SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
Tarquin ; Lucrèce ferait semblant de se don-
ner la mort, à la fin du deuxième acte; et on
la retrouverait, au troisième, dans les jardins
de Babylone.
ÉVARisTE. — Pourquoi Babylone^
VALFLEURY. — Pour avoir un joli décor et
de nouveaux costumes. Tu aimes mieux res-
ter à Rome ?
ÉVARISTE. — Ça m'est égal.
. VALFLEURY. — Elle rencontrerait Collatin,
qui se serait établi marchand de coco... (Riant.)
Hein?... Ce serait drôle, ça!... Collatin, mar-
chand de coco...
ÉVARISTE, impassible. -^ C'est drôle... si l'on
veut.
VALFLEURY, déconcerté. — Je ne dis pas qu'on
se tordra; mais enfin... enfin, c'est drôle!
ÉVARISTE, froidement. — Soit. C'est excessi-
vement drôle. Et puis après?
VALFLEURY. — Après , après... Je ne sais
plus, moi. On trouvera. Je n'ai pas la préten-
tion de faire une pièce en cinq minutes; je t'in-
dique l'idée, voilà tout.
ÉVARISTE. — Oui. Eh bien ! idée pour idée ,
j'aime autant la première.
VALFLEURY, railleur. — Ah! Les Amours
trahis... Nous y revenons?
ÉVARISTE. — Pas le moins du monde !
COMMENT OX COLLABORE. Il3
Je ne te force pas à faire la pièce, moi...
Je la ferai avec un autre... Ou tout seul, ce
qui vaudra encore mieux.
VALFLELRY. — Si tu veux dire par là que ma
collaboration te pèse?...
ÉvARisTE. — Oh! non. Elle est bien trop
légère !
VALFLEURY. — Ah! ah! c'est un mot... Il
estjoli.
ÉVARISTE, souriant. — Tu troUVes?
VALFLEURY. — Ne le perds pas, surtout!
ÉVARISTE. - Il n'y a pas de danger. Je le
mettrai avec les tiens... on l'apercevra tout de
suite.
VALFLEURY. — Oh ! mais tu deviens exces-
sivement spirituel... Ça va me gagner. Il faut
que je m'en aille.
ÉVARISTE. — A ton aise.
VALFi.EURY. — Seulement, je" te préviens
que tu ne seras pas de la Petite Lucrèce.
ÉVARISTE. — Je ne tiens pas à en être.
VALFLEURY. — Je te dis cela pour que tu ne
réclames pas ta part de collaboration, comme
dans les Plomhs de Venise.
ÉVARISTE, vivement. — Les Pîombs de Ve-
nise m'appartiennent. C'est moi qui te les ai
donnés...
VALFLEURY. — Pardon ! La pièce avait été
Il4 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
déjà faite par Chaudfroid; elle n'était pas in-
titulée les Plombs de Venise...
ÉVARISTE. — Ah !
VALFLEURY. — Mais les plombs y étaient
tout de même; et la preuve, c'est que nous
les avons supprimés.
ÉVARISTE. — Pour prendre mon prologue ;
nous sommes d'accord.
VALFLEURY. — Enfin, il ne s'agit pas de cela.
Nous ne devons plus travailler ensemble?...
Eh bien! ne travaillons plus. C'est simple.
ÉVARISTE. — Très simple.
On frappe à la porte.
UNE VOIX AU DEHORS. — On peut entrer ?
ÉVARISTE. — Oui... Tiens, c'est Trézard!...
Qu'est-ce qui t'amène ?
TRÉZARD. — Mes enfants, je vous apporte
une affaire magnifique. Trubert s'est associé
avec des capitalistes américains pour ouvrir
une nouvelle salle qui s'appellera l'Alhambra
national. Ce île sera ni un théâtre, ni un café-
concert, ni un cirque ; ce sera tout cela à la
fois, c'est-à-dire que ça tiendra le milieu entre
les Bouffes, le Gymnase, l'Ambigu et les Fo-
lies-Bergères. Vous voyez la chose?
VALFLEURY. — Parfaïteinent.
TRÉZARD. — Il a besoin d'une pièce d'ouver-
COMMENT ON COLLABORE. IlS
ture, et naturellement il a pensé à vous...
c'est-à-dire à nous. Ça va-t-il?...
ÉvARisTE, hésitant. — Dame !
TRÉZARD. — Vous vojcz ce qu'il lui faut :
une pièce où il y ait de tout...
ÉVARISTE. — Où il y ait de tout?... (A Val-
fleury.) Peut-être qu'en arrangeant la Petite
Lucrèce...
VALFLEURY, à Évariste. — En refaisant les
Amours trahis...
ÉVARISTE et VALFLEURY, ensemble. — Ça Va.
TRÉZARD. — Vous acceptez? Je vais le dire
à Trubert. Au revoir !
Il sort.
ÉVARISTE. — Ce Trézard!... quel intrigant!
(Avec indignation.) Et nous le traiterons en col-
laborateur?
VALFLEURY, soupirant. — Que veux-tu?... il
en faut comme ça !
LE BENEFICE DE FONTENOY
Extrait de la. Mouche théâtral6^U7.'i mars 1878 :
« Le théâtre des Fantaisies-Comiques don-
nera prochainement une représentation extra-
ordinaire au bénéfice de Fontenoy.
» On sait qu'après une longue et glorieuse
carrière, l'illustre et sympathique comédien
se trouve aujourd'hui dans un état voisin de
la détresse.
» Les principaux artistes des théâtres de
Paris ont eu à cœur de venir en aide à leur
vieux camarade, et ils se sont .entendus pour
organiser une représentation qui promet
d'être splendide.
y> Nous publierons le programme complet
aussitôt qu'il aura été arrêté. Mais dès à pré-
sent nous pouvons annoncer que l'affiche por-
7-
il8 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
tera, entre autres noms, ceux de Faure, de
Capoul et de madame Carvalho. :»
Extrait du Courrier des spectacles du 24 mars :
ce La Mouche théâtrale enregistre avec fracas
la nouvelle d'une représentation au bénéfice
de Fontenoy.
y> Cette fameuse nouvelle était connue depuis
longtemps, et c'est par un sentiment de ré-
serve facile à comprendre que nous n'en avions
pas encore parlé.
5> Mais puisque notre confrère n'a pas cru
devoir attendre qu'elle fût officielle pour la
publier, nous n'avons aucune raison de nous
montrer plus discret que lui. Disons donc que
la représentation aura lieu le li avril pro-
chain, et rectifions les renseignements de la
Mouche théâtrale, au sujet des artistes qui
prendront part à cette solennité.
» Capoul, venant de signer un engagement
qui l'appelle immédiatement en Amérique, ne
sera plus à Paris dans quinze jours. Quant à
Faure et à madame Carvalho, si leur concours
LE BÉNÉFICE DE FONTENOY. II9
est acquis en principe, nous cro3"ons qu'en
fait rien n'est encore décidé.
» En revanche, notre confrère n'a pas pro-
noncé le nom de madame Judic, et nous savons
de source certaine que la diva doit dire deux
de ses plus jolies chansonnettes.
» Il est question aussi d'une pièce inédite,
écrite spécialement pour la circonstance par
un auteur célèbre qui n'a jamais rien donné
aux Fantaisies... Mais ceci est encore un
mystère, et nous ne sommes pas autorisés à
en dire davantage. »
Extrait de la Lorgnette du aS mars :
(( Soyons les premiers à annoncer qu'une re-
présentation extraordinaire au bénéfice de
Fontenoy sera donnée le 12 avril prochain au
théâtre des Fantaisies-Comiques.
» Nous ne connaissons pas encore dans tous
ses détails le programme de cette représenta-
tion, mais nous pouvons affirmer d'avance
qu'elle sera des plus fructueuses et qu'elle réu-
nira tous les noms aimés du public. On parle
de Faure, de Capoul, de madame Carvalho, de
madame Judic. Mais ne déflorons pas les sur-
I20 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
prises de l'affiche. On verra bientôt que rien
n'a été négligé pour donner à la soirée en
question l'éclat d'une véritable solennité. »
A MONSIEUR FONTE NO Y.
au théâtre des Fantaisies-Comiques,
en Ville.
Monsieur et cher camarade,
J'apprends que vous devez donner prochai-
nement une représentation à votre bénéfice,
et je m'empresse devons off'rir mon concours
sans réserve, heureux de pouvoir donner cette
preuve de sympathie et d'estime à l'artiste
éminent que quelques-uns ont pu égaler, mais
qui n'a jamais été surpassé par personne.
Bien que j'aie quitté le théâtre depuis quel-
ques années, mon nom ne doit pas vous être
tout à fait inconnu. J'ai joué en province — et
avec quelque succès, je puis le dire — Rodol-
phe de l'Honneur et l'Argent, Yacoub de
Charles VII chez ses grands vassaux, Dubosc
du Courrier de Lyon et Frantz du Piano de
Berthe, sans parler de tous mes autres rôles
LE BENEFICE DE FONTENOY. 121
dans le Médecin des enfants, Richard Darling-
ton, les Pauvres de Paris, Léonard, un Bal
d'Auvergnats, Si jamais je te pince, l'Outrage,
un Mariage sous Louis XV, les Filles de mar-
bre, \e. Bonhomme Jadis, etc., etc.
Usez donc de moi autant que vous voudrez
et comme vous voudrez. Un mot, un seul, et
j'accours!
Avons de cœur et d'âme.
GÉLINARD,
43, rue des Abbesses, Paris-Montmartre.
A MONSIEUR FONTENOY',
ii3, avenue du Bel-Air,
Saint-Mandé.
Bonne nouvelle, mon vieux! J'ai vu Perrin
aujourd'hui; il a été on ne peut plus aimable.
Tu auras toute la Comédie-Française, à moins,
bien entendu, que les nécessités du spectacle
ne s'y opposent. De même pour l'Opéra, où j'ai
été reçu d'une façon charmante par Halanzier.
« Prenez tout ce que vous voudrez, m'a-t-il dit,
122 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
pourvu que vous ne touchiez pas à V Africaine
et que vous ne mettiez pas mes artistes sur le
dos. » Ainsi, il ne faut pas compter sur ma-
dame Krauss, ni sur mademoiselle Daram,
ni sur Lassalle, ni sur Villaret ; mais Bosquin
pourra chanter un morceau de la Favorite.
Nous aurons aussi un acte du Vaudeville et
un acte du Gymnase. Quant aux Variétés,
j'espère obtenir les Sonnettes avec Dupuis et
Céline Chaumont, mais il faudrait pour cela
que la pièce fût jouée avant neuf heures ou
après minuit, à cause de leur spectacle actuel»
Si l'on ne peut pas nous donner les Sonnettes,
on les remplacera par les Papillons jaunes;
c'est une pièce en un acte également, et un
acte très gentil, paraît- il.
Enfin, tu vois que tout s'annonce bien. Tu
n'as plus qu'à écrire à Capoul, à madame Car-
valho. Je me charge du petit mot pour Saint-
Germain. Quant à Faure, tu sais ce qui est
convenu; il fera tout ce qui dépendra de lui
pour t'étre agréable.
A demain dix heures, au théâtre.
Ton vieux camarade,
STANISLAS.
LE BÉNÉFICE DE FONTENOY. I a^
THEATRE DE LA JEUNESSE
Cabinet
du Directeur
A MONSIEUR FONTENOY.
Monsieur,
M. Alexandre Dumas fils me transmet la
* lettre que vous lui avez écrite pour lui deman-
der l'autorisation d'intercaler dans le pro-
gramme de la représentation organisée à votre
• bénéfice une des principales scènes de Monte-
Cristo.
Comme j'ai l'intention dereprendre ce drame,
dès que j'aurai joué la pièce que je fais répéter
en ce moment, il ne m'est pas possible d'auto-
riser la représentation d'une scène qui es-
compterait, sans grand profit pour vous, l'ef-
fet que j'attends de l'œuvre entière.
Ces motifs, dont vous comprendrez toute
l'importance, m'empêchent seuls de déférer
au désir que vous avez exprimé. Croyez-bien,
monsieur, qu'autrement j'eusse été heureux
de pouvoir joindre mes efforts aux vœux que
je fais pour le succès de votre entreprise. Si, en
124 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
dehors du répertoire moderne, vous avez be-
soin d'une pièce toute prête, je mets ma troupe
à votre disposition. Elle pourrait jouer l'An-
glais ou le Fou raisonnable.
Au cas où cette proposition vous agréerait,
vous voudriez bien me le faire savoir. En at-
tendant,] e vous présente, monsieur, l'assurance
de ma considération la plus distinguée.
DU CASUEL.
Fontowy, ii3, avenue Bel-Air, Saint-Mandè.
Faure accepte. Cours vite remercier. Le '
trouveras cette après-midi hôtel des ventes.
STANISLAS.
Fontenoy, hôtel des ventes, Paris.
Ai confondu. Faure empêché nous donne
Rameaux chantés par Caron.
STANISLAS.'
THEATRE DES FANTAISIES-COMIQUES
Après-demain Samedi 12 avril
REPRÉSENTATION EXTRAORDINAIRE
AU BK.NKFICE DE
M. FO]\TE]«0¥
avec le concours
(les Arlisles de l'Opéra, du Théâtre-Français, de l'Odéon, de l'Opéra-Comique
du VaudeTlIle, dn G;iiiua$e, des Variétés, du Palais-Rotal, des Boulfes-Parisiens
de la Renaissance, de l'Eldorado, etc., etc.
LE BOlVHOlVtIVIB JA.I>IS
Comédie en un acte d'Henry Miirger
Joue'e par MM. Talbot, Prudhon et M"° Martin.
UNE SOIREECHEZ FONTENOY
à-pfopos en un acte
Joué par les Artistes de tous les théâtres de Paris.
FINALE DU TROISIEME ACTE DE
LA FAV O RI TE
Opéra en quatre actes de Boyer et Vaez, musique de Domzetti
Par M. Sapin et les Chœurs de l'Opéra.
INTER
Pendant l'orage, chant dramatique, i
par Mlle Jli.ia, de l'Eldorado.
Lm Grève (les forgerons, poème de
François Coppée. par M. "Talien.
Air des Bijoux de Faust, par Mil« Che-
VAt.lEIt.
PolicInncUe et Bébé, chansonnette de
M. G. Boyer, musique de M. Piter,
par M. PiTER.
Les Tourterelles, caprice pour piano,
par M. LAvtGNAC.
Duo delà Heine de Chypre, parMM. Sa-
LOMOK et Couturier.
MÈDE
Y'id mon opinion! boutade, par
M. Anatole, du Pavillon de l'Horloge.
Grand air du Bravo, par Mil« Heilbrôn.n .
Les Rameaux, de J. Faure, parM. Caron.
iVe me chatouillez pas.' chansonnette,
par M""« Jumc.
Curaçao-polka, exécutée sur le xylo-
phone, par le jeune Sai.owski.
La Retraite, chœur de Laurent de Bille,
' exécuté par les Sociétés des enfants
D'ARPAJONetde la lyrebatigxoi.laise
réunies.
C'ETAIT GERTRUDE
Comédie en un acte de M. Vercousin
Jouée par M. Moireau et M"« Dolivà-Moireau.
ORDRE : Cétait Gertrude. Bonhomme Jadis. — La Favorite. — Intermède.
Une Soirée. — La Retraite.
LE PRIX DES PLACES NE SERA PAS AUGMENTÉ
I2G SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
AU FOYER DU THEATRE-POPULAIRE
ux ACTEUR. — ... Et quand a-t-il lieu, ce
bénéfice?
DEUXIÈME ACTEUR. — Après-demain. Tu n'as
donc pas vu les affiches?
PREMIER ACTEUR. — Oh! ma foi, non! Je ne
m'en occupe pas, des affiches ; surtout des affi-
ches comme celle-là; c'est trop bête.
DEUXIÈME ACTEUR. — Qu'cst-ce qui est bête?
PREMIER ACTEUR. — L'importauce qu'on
donne à ce bénéfice! Une affiche de trois mètres
de long sur deux mètres de large... Pourquoi
ne pas couvrir la colonne Vendôme pendant
qu'on y est?
TROISIÈME ACTEUR, riant. — Fontenoy ne de-
manderait pas mieux...
'premier ACTEUR. — Ah! je crois bien... En
voilà un qui n'a pas peur des vedettes! As-tu
vu cela? FONTENOY... Des lettres hautes
comme des maisons... Il n'y en a que pour lui.
DEUXIÈME ACTEUR. — Dame! ça se com-
prend... une représentation de retraite!...
PREMIER ACTEUR. — Et puis après? Est-ce
qu'on n'en donne pas tous les jours, des repré-
sentations de retraite? Est-ce que Ligier
n'a pas eu la sienne aussi? Et Beauvallet?
LE BENEFICE DE FONTENOY. inj
et Samson? et Régnier? Ils valaient bien
M. Fontenoy, je suppose !
DEUXIÈME ACTEUR. — Je ne te dis pas; ce
n'est pas le même genre...
PREMIER ACTEUR. — Et Frédérick-Lemaitre?
Qu'est-ce. qu'on a fait pour Frederick -Le-
maître?,.. Hein! dis-Je-moi, qu'est-ce qu'on a
fait?...
DEUXIÈME ACTEUR. — Il ne s'agit pas...
PREMIER ACTEUR. — Il s'agit de faire la part
de chacun et de ne pas commettre de scandale.
DEux-iÈME ACTEUR. — Permets...
PREMIER ACTEUR, avec force. — Cette affiche
est un scandale!...
TROISIÈME ACTEUR. — Le fait est que...
PREMIER ACTEUR, crescendo. — C'est un scan-
dale révoltant. Je ne comprends pas comment
le comité des artistes dramatiques, présidé par
M. le baron Taylor, a pu tolérer une chose
pareille.
DEUXIÈME ACTEUR. — Le barou Taylor n'y
est pour rien.
PREMIER ACTEUR. — Eh bien, jc VOUS dis, mof,
monsieur, que le baron Taylor s'est conduit
dans cette circonstance comme il n'aurait pas
dû se conduire...
VOIX DIVERSES. — C'est évident ! — Permet-
tez... — Le baron Taylor...
128 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
PREMIER ACTEUR. — Et je le lui dirai, à lui-
même, entendez- vous? à lui-même...
UNE ACTRICE. — Voyous, voyoRS, messieurs,
ne nous fâchons pas.
LE RÉGISSEUR. — D'autant plus que ça ne
vous empêchera pas de souscrire pour la cou-
ronne.
l'acteur. — Quelle couronne?
LE RÉGISSEUR. — Celle que nous offrons à
Fontenoy. Tous les théâtres en donnent une.
l'acteur, avec ironie. — C'est charmant ! Et
que met-on sur cette couronne?
LE régisseur. — Au doyen des comédiens
français, à notre cher camarade Fontenoy, les
artistes du Théâtre-Populaire.
l'acteur. — Alors, pour vous, Fontenoy est
notre doyen?
le régisseur. — Dame!... on le dit.
l'acteur, souriant. — A merveille ! (D'une voix
terrible.) Eh bien... et Chansard?
le régisseur, ahuri. — Hein?... quoi?... quel
Chansard ?
* ■ l'acteur. — Chansard, le grime de l'ancienne
Renaissance, qui a créé Paquot et Pâquerette,
et qui est aujourd'hui agent d'assurances à
Melun!... Vous n'en parlez pas, de celui-là !
LE régisseur. — J'avoue que je ne con-
naissais pas...
LE BENEFICE DE FONTENOY. 1 29
l'acteur, éclatant. — Ah ! voilà î on ne les
connaît pas, ceux-là ! On ne connaît que les
Fontenoy... Qu'est-ce que Chansard ?... Mais
Chansard a eu quatre fois plus de talent que
Fontenoy, quatre fois plus! Il avait le nerf...
Fontenoy n'a pas le nerf... Fontenoy joue en
dedans; il ne se livre pas; c'est mou, c'est
terne, ça manque de ton... Il fallait voir Chan-
sard dans la Nonne repentante ; c'est là qu'il
mettait l'autre dans sa poche !
le régisseur. — Enfin, mon cher, il y a un
fait certain : c'est que Chansard n'a pas réussi,
tandis que Fontenoy...
l'acteur. — Tandis que Fontenoy a réussi,
n'est-ce-pas? Eh bien, si c'est là ce que vous
appelez réussir...
LA VOIX DE l'avertisseur, au dehors. — En
scène pour le troisième acte !
l'acteur. — Si c'est là ce que vous appelez
réussir...
l'avertisseur. — Monsieur Flambardet, on
a frappé.
l'acteur. — Bien, mon ami, j'y vais (Au régis-
seur.) Il faut s'entendre sur la question d'art,
voyez-vous; pour moi, la question d'art...
LE RÉGISSEUR. — Prends garde, mon petit,
tu vas manquer ton entrée.
l3o SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
l'acteur. — Il n'y a pas de danger. Je vou-
lais dire simplement que Fontenoy...
UNE VOIX DANS LA COULISSE, — Voyons donc,
Flambardet !...
l'acteur. — Voilà!... voilà!... (Se précipitant
en scène.) œ Ta maîtresse est-elle visible, ma
belle enfant?... »
AUX FANTAISIES-COMIQUES
■ (soirée du 12 avril)
Le spectacle est annoncé pour sept heures
et demie précises. A huit heures on n'a pas en-
core commencé. Le public nianifeste son im-
patience. L'ami du bénéficiaire, l'âme de la
représentation, celui qui a tout prévu et tout
organisé, Stanislas enfin est en proie à une
'agitation extraordinaire. Il parcourt les cou-
lisses en interpellant les machinistes, le régis-
seur, les acteurs...
— Eh bien, voyons, sommes-nous prêts?...
Où est M. Moireau ?
M. MOIREAU, devant le trou delà toile. — Voilà!...
voilà !
STANISLAS. — Ah! bonjour, cher ami... On
peut frapper, n'est-ce pas ?
LE BÉNÉFICE DE FONTENOY. t3i
M. MOiREAU. — Déjà?,.. Il n'y a encore per-
sonne !
STANISLAS. — On viendra tout à l'heure.
MOIREAU, froissé. — Quand nous aurons fini?
C'est parfait.
STANISLAS, — Dame!,,, que voulez-vous?
Il faut bien commencer par le lever de ri-
deau.
MOIREAU. ^ De mieux en mieux. Nous ne
jouons pas une pièce, nous jouons un lever de
rideau; je vous remercie...
STANISLAS. — Vous ne me comprenez
pas,.,
MOIREAU. — Si fait, je vous comprends par-
faitement.,. Ce n'est pas comme artiste que je
suis ici, c'est comme essuyeur de banquettes,
STANISLAS. — Oh!
MOIREAU, — Eh bien, on les essuiera,..
STANISLAS. — Mon cher Moireau,,,
MOIREAU, — Je saurai ce qu'il en coûte de
vouloir rendre un service,..
M. Moireau n'a pas le temps d'achever. Le
régisseur a frappé les trois coups, La toile se
lève. M, Moireau est obligé d'entrer en scène
pour jouer C'était Gertrude, avec madame Do-
liva Moireau.
Après Citait Gertrude, entr'acte de vingt-
cinq minutes pour laisser au public le temps
l32 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
d'arriver. Mais le public n'arrive pas. 11 y a
trois rangs de fauteuils vides à l'orchestre, le
balcon est presque désert et les loges sont inoc-
cupées.
En revanche, les petites places sont bondées
de spectateurs qui réclament la toile avec une
insistance des plus flatteuses.
Dans les coulisses, l'animation est au com-
ble. On attend la Comédie-Française. A chaque
instant, Stanislas se précipite dans la loge du
concierge :
— La Comédie-Française n'est pas encore
arrivée ? Il y a eu un malentendu. Ce n'est pas
possible autrement! Courez donc au théâtre!
Bruit de voitures.
— Ce sont eux?... Ah! enfin, ce n'est pas
malheureux !... Montez vite.
— Mais nous ne sommes pas en retard!...
— Non! rien qu'une heure...
— Permettez... On nous a dit...
— Oui... oui. Dépêchez-vous !
— Mais, monsieur...
La Comédie-Française se rebiffe. Discussion
avec Stanislas. Fontenoy intervient :
— Mes chers camarades... je vous en prie...
Voyons, mes chers camarades...
La Comédie-Française se calme et l'on joue
le Bonhomme Jadis.
LE BENEFICE DE FONTENOY. l33
Après le Bonhomme Jadis, nouvel entr'acte
de vingt-cinq minutes. Le public recommence
à trépigner.
Fontenoy, qui est allé s'habiller pour l'à-pro-
pos, descend de sa loge.
FONTENOY. — Eh bien... qu'est-ce qu'on at-
tend?
STANISLAS. — Les choeurs de l'Opéra.
FONTENOY. — Ils ne sont pas encore là? Tu
n'as donc pas dit à Halanzier...
STANISLAS. — Pardon ! je le lui ai très bien
dit : « Huit heures pour le quart. » •
FONTENOY. — Il en est neuf!
STANISLAS. — A qui la faute?
FONTENOY. — Pas à moi, pour sûr !...
STANISLAS. — Ni à moi !
FONTENOY. — lls vout peut-étre arriver...
Commençons toujours l'intermède.
STANISLAS. — Alors, uous changeons l'ordre?
FONTENOY. — Naturellement... Qu'est-ce que
ça fait?
STANISLAS. — Bon ! bon ! comme tu voudras.
Moi, j'étais pour l'ordre... Mais puisque tu en
as décidé autrement... Tu es le maître!
FONTENOY. — Ah! si tu te fâches...
STANISLAS. — Je ne me fâche pas!... Je con-
state seulement qu'il est bien inutile de se don-
ner toutes les peines d'une organisation pour
8
l3/, SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
qu'on vienne, après cela, vous faire des re-
proches...
FONTENOY. — Moi ! je t'ai fait des reproches?..
STANISLAS. — Certainement! Tu as l'air de
dire...
Rumeurs dans la salle.
FONTENOY. — Ticus ! le public s'impatiente...
Nous nous expliquerons plus tard... Frappez !
On frappe. Murmures de satisfaction dans la salle.
FONTENOY. — Qui est-ce qui commence l'in-
termède ?
Personne ne répond. Stanislas affecte d'examinerle pro-
gramme qu'il tient à la main.
FONTENOY, à Stanislas. — Voyons!... tu sais
cela, toi!... Par quoi commence-t-on?
STANISLAS, froidement. — J'avais marqué Pen-
dant l'orage...
FONTENOY. — Ah! parfaitement. .. Penc?a7rf
l'orage, par mademoiselle Julia... Où est-elle,
mademoiselle Julia?
UNE VOIX DANS l'oMBRE. Ici !
FONTENOY. — Ah!... Eh bien, allez, mon en-
fant!
JULIA. — Ce n'est pas malheureux!..
STANISLAS, toujours froid. — Il serait bon aussi
de prévenir le pianiste.
FONTENOY. — C'est juste!... Nous oublions
le pianiste!... Où est le pianiste?...
LE BÉNÉFICE DE FOXTENOY. l3S
Le régisseurse met à la recherche du pianiste.
— Monsieur Lehissec!... Avez-vous vu mon-
sieur Lehissec?
— Il était là il n'y a qu'un instant.
— Monsieur Lehissec !
— Ah! le voici... Venez vite, cher monsieur...
On n'attend que vous!
Le régisseur entraîne le pianiste sur la scène.
— Voici M. Lehissec!
— Ah! très bien...
Fontenoy prend la main de mademoiselle
Julia :
— Nous y sommes?... Au rideau!
On va lever le rideau...
— Arrêtez ! crie le régisseur.
Fontenoy se retourne :
— Qu'est-ce qu'il y a?...
— Les chœurs de l'Opéra!
— Ils sont là?
— Ils montent l'escalier...
Fontenoy regarde Stanislas :
— Les attendons-nous?
— Naturellement!... Il vaut mieux suivre
l'ordre.
Mais mademoiselle Julia intervient :
— Alors, je n'entre pas, moi !
— Si, mademoiselle... après les chœurs.
— C'est agréable !
l36 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
L'orage gronde dans la salle.
— Frappez une seconde fois!... crie Sta-
nislas.
Le régisseur refrappe trois coups. Pendant
ce temps M. Sapin et les choristes se sont
placés sur la scène. On lève le rideau.
DON GASPAR.
Quel marché de laassesse!
LES SEIGNEURS.
... avec son déshonneur.
On baisse le rideau.
FONTENOY. — Comment! c'est déjà fini?...
STANISLAS. — Qu'est-ce que tu veux de plus?
FONTENOY. — Je crojais que c'était plus
long...
STANISLAS. — Le fameux chœur de la Favo-
rite? Tu ne le connais pas, alors!...
FONTENOY. — Si!... mais il me semblait...
comme nous l'avions annoncé en grosses let-
tres... enfin...
STANISLAS. — Enfin, j'ai eu tort de le mettre
sur l'affiche?... Voilà ce que tu veux dire?
FONTENOY. — Nou, mais...
STANISLAS. — Il fallait refuser le concours
des artistes de l'Opéra?
FONTENOY. — Je ne dis pas...
LE BÉNÉFICE DE FOXTENOY. 187
STANISLAS, avec éclat. — Ah! tiens... tais-toi!
Tu me ferais perdre tout mon sang-froid... et
Dieu sait si j'en ai besoin !.. .
Stanislas s'éloigne pour garder son sang-
froid. Le régisseur accourt, et demande si l'on
fait un entracte.
— Mais non!... mais non!... pas d'entr'acte!
— C'est que le public sort...
— Il ne faut pas qu'il sorte!. .. Frappez !...
Frappez vite!
On frappe. Fontenoy appelle mademoiselle
Julia. Elle est partie.
— Partie !
— Oui... elle est obligée d'être à l'Eldorado
à dix heures. Elle n'a pas pu attendre.
— Et vous n'avez pas essayé de la retenir ! . . .
Fontenoy se désole... Mais le public gronde
de nouveau. Il faut commencer coûte que
coûte.
Un monsieur cravaté de blanc et portant
une brochette de médailles s'approche du bé-
néficiaire :
— Si vous voulez, monsieur... je suis prêt.
— Ah!.,, c'est vous qui dites la Grève des
forgerons... M. Talien?
— Non!... pas Talien!... Chevalrogé!
— Comment?...
— Chevalrogé... directeur de la Lyre ba-
8.
l38 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
tignollaise... C'est moi qui conduis la Re-
traite.
— Ah!... bien... Mais c'est plus tard, la Re-
traite!... C'est beaucoup plus tard.
— Mes hommes sont là... Alors, je pensais...
— Oui... oui... merci!... Tout à l'heure.
Le public rugit.
— Frappez! crie Fontenoy.
— Mais je ne fais que cela ! répond le régis-
seur.
Au même instant on apporte une lettre très
pressée. C'est mademoiselle Heilbronn qui
s'excuse de ne pouvoir se rendre au théâtre.
Fontenoy tombe accablé.
— JFaut-il lever le rideau?
— Ah! je ne sais plus !... Faites ce que vous
voudrez !
Mais Stanislas est accouru. Il a oublié les
torts de son ami et il reprend le gouvernail :
— Au rideau !... Allez! — M. Talien... vous
êtes là? — Boni... entrez!.,. — Vous après,
mademoiselle... — Et M. Piter?... cherchez
M. Piter... — Caron! ne bougez pas, mon cher
ami! — Ah ! voici Lavignac... — Ce n'est pas
intitulé les Tourterelles?... — Ça ne fait rien;
vous jouerez autre chose... • — Bravo! made-
moiselle Chevalier, bravo!... — A vous, Ana-
tole! — Donnez une chaise à madame Judicl
LE BÉNÉFICE DE FONTEXOY. iS^
— Restez, Caron! — Non! laissez passer la
Reine de Chypre... — Où est le jeune Sa-
lowski?... — Très bien, Lavignac!... — Pas
maintenant, la Retraite!... Après le spec-
tacle!... — Attendez, Caron!
On exécute à peu près ainsi toutes les parties
de l'intermède. L'ordre du programme n'est
plus observé ; mais Stanislas en refait un autre
sur le terrain même... Il veille à tout, pous-
sant celui-ci, appelant celle-là, faisant passer
Curaçao-Polka avant les Rameaux, rempla-
çant les Tourterelles par VIcl mon opinion...
Mademoiselle Heilbronn seule n'est pas
remplacée. Fontenoy en fait l'observation à
Stanislas, qui sourit et s'élance sur la scène :
— Mesdames et messieurs... Nous recevons
une fâcheuse nouvelle... (Sensation.) Mademoi-
selle Heilbronn, qui devait chanter le grand air
du Bravo, vient de se trouver subitement in-
disposée... (Légères rumeurs.) Mais M. Anatole,
du Pavillon de l'Horloge, nous offre de dire
les Pieds dans Vplat... (Mouvement.) Si vous
voulez bien accepter...
— Oui ! oui! oui!
On applaudit, et Anatole vient dire les Pieds
dans Vplat... qu'on lui fait bisser. C'est un
triomphe.
Le rideau tombe. Il est une heure et demie.
l4o SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
Un grand nombre de spectateurs s'en vont.
Les autres restent afin de voir la Soirée chez
Fontenoy : c'est l'attrait de la représentation.
Tous les artistes de Paris doivent défiler de-
vant la rampe pour aller serrer la main de leur
vieux camarade. On ne peut pas manquer ce
spectacle-là.
Sur la scène, Stanislas donne ses derniers
ordres :
— Le fauteuil! apportez le fauteuil!... —
Viens, Fontenoy... Tu te placeras comme ceci,
face au public... — Vous avez les couronnes,
Martin?... Bon! remettez-les à ces messieurs...
— Approchez, messieurs!.,.
Une vingtaine de comédiens et de comé-
diennes répondent à l'appel de Stanislas.
— Placez-vous en ordre!... La Comédie-
Française, d'abord...
— Mais il n'y a personne de la Comédie-
Française!...
— Personne ? Eh bien, les artistes qui j oua ient
le Bonhomme Jadis ?
— Il y a longtemps qu'ils sont partis.
Fontenoy se lève :
— Et je ne les ai pas remerciés !
Stanislas l'arrête :
— Laisse donc!... Est-ce qu'ils n'auraient pas
dû attendre?... Ils savaient bien qu'ils étaient
LE BÉNÉFICE DE FONTENOY. i ^l
de la fin... Mais ces messieurs n'ont pas jugé
à propos de t'apporter une couronne. Tu es
trop petit pour eux!... Ah! c'est ignoble! '
— Stanislas !...
— Oui... oui... tu as raison ! Il faut que je
me contienne... — Où sont les artistes de
l'Opéra?... Ah! c'est vous, Caron! Vous êtes
seul?... Placez-vous là à côté du Gymnase...
— Le Vaudeville ici! — Pardon, monsieur...
vous êtes du Vaudeville ?
— Non, monsieur! Gélinard, du théâtre de
Soissons...
— Ah! parfaitement!... Vous avez votre
couronne ?
— On ne m'avait pas dit...
— Bon, bon, ça ne fait rien ! Au rideau !
On joue la Soirée chez Fontenoij, c'est-à-dire
que Stanislas échange quelques répliques avec
le bénéficiaire pour amener la scène des cou-
ronnes... et la toile tombe.
A ce moment, M. Chevalrogé se précipite en
scène.
— Eh bien... et nous? Vous nous oubliez?...
Stanislas fait un saut.
— Ah! sapristi!... je n'y pensais plus...
Frappez! Non! ne frappez pas!... Où sont vos
hommes?... Bien! Groupez-les... C'est cela...
Au rideau ! - '
I42 SCÈxNES DE LA VIE DE THEATRE,
La toile se relève, mais la salle est déjà vide^
et les Enfants d'Arpajon, unis aux membres de
la Lyre batignollaise, exécutent le chœur de la
Retraite devant une quarantaine de specta-
teurs occupés à endosser leurs pardessus et
cinq ou six ouvreuses qui étendent des toiles
grises sur le rebord des loges et sur les fau-
teuils de la galerie.
Fontenoy, resté seul avec Stanislas, examine
les comptes de la soirée.
La recette s'élève à i Goj francs. 11 y a
I 341 fr. 75 de frais. Bénéfice net : 2G3 fr. aj...
Et Stanislas s'aperçoit que le bouquet de
mademoiselle Heilbronn n'a pas été compté !
LES FOLLES DANSEUSES
— Liaa ! Lina î veux-tu descendre '^
Un long bâillement se fait entendre dans la
soupente. Un bras sort du lit, s'allonge, puis
retombe lourdement.
Madame Chenu, debout au bas de l'échelle,
frappe plusieurs fois sur le bois de lit avec son
manche à balai.
— Voyons, Lina!... Il est six heures...
Lina ! !
Cette fois, Évelina a entendu. Elle enfile un
jupon et une camisole, elle dégringole l'échelle,
et la voilà debout au milieu de la loge; elle
est encore toute fardée de la veille et, en se
frottant les yeux, elle étale le noir resté sur
ses sourcils.
— Eh bien, t'es propre! s'écrie madame
Chenu... Je te demande un peu si tu n'aurais
pas pu défaire ta figure hier au soii:...
lA4 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Je n'avais plus de cold-eream...
Madame Chenu bondit :
— Tu n'avais plus de cold-cream ! Je t'en
ai acheté une once avant-hier... Qu'est-ce que
t'en fais, alors? tu le manges?
— Marie Bourgard n'en avait pas... Je lui en
ai prêté.
— C'est ça ! il faut que j'en ragète, moi ! Tu
ne pouvais pas lui prêter ta chemise aussi,
pendant que tu y étais ?
— Elle m'a bien donné de son savon...
— Pour ce qu'il lui coûte, son savon!... ses
parents en vendent.
— Enfin, je...
— Enfin, tu te feras toujours gruger, voilà
ce qu'il y a de sûr!
-^ Mais, maman...
— Allons, pas d'histoires!... A l'ouvrage et
plus vite que ça !
Évelina sort de la loge en traînant le ba-
lai que sa mère lui a mis dans les mains. Elle
balaye la cour, puis elle va à la pompe, tire
'deux seaux d'eau, les verse dans la fontaine
et aide madame Chenu à faire les escaliers.
Pendant ce temps, M. Chenu s'est levé. Il
est sorti pour aller chercher le lait et a pris
son verre de vin blanc avec l'épicier du coin.
11 revient, il allume le feu, il fait chauffer Ïq
LES FOLLES DANSEUSES. l/jS
lait dans un poêlon, il prépare le café et les
rôties, met deux bols sur la table, et appelle
sa femme.
— Madame Chenu!... quand tu voudras!
Madame Chenu descend, suivie d'Évelina...
Elle prend un des deux bols, et s'installe avec
son mari devant la table, tandis qu'Évelina,
assise sur une chaise basse, le poêlon entre
les genoux, trempe une longue tranche de
pain dans sa part de café au lait.
Le déjeuner fini, Evelina passe dans l'alcôve
pour s'habiller; madame Chenu fait son mé-
nage ; M. Chenu s'assied les jambes croisées
sur son établi et, avant de se mettre à la cou-
ture,parcourt les journaux que le facteur vient
d'apporter.
— Allons, bon !... encore un attentat !
— Où donc? fait madame Chenu.
— Rue de Puébla... Une femme qu'on a
trouvée assassinée dans sa cuisine.
— Comment qu'on l'appelle ?
— Le journal met la fille V... C'est probable-
ment le pendant du passage Saulnier !
— Ainsi, voyez à quoi ces femmes-là s'ex-
posent !
Evelina s'est rapprochée tout en nattant ses
cheveux. Madame Chenu, l'apercevant, lui
flanque une taloche.
9
^PP<PiiMPPP*^"P^^^lF^PPiiipni*piipp
146 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Oh ! maman !
— Quoi ... a Oh ! maman » ? T'es pas honteuse
d'être encore là à cette heure-ci !... Et ta leçon?
— Je ne suis pas en retard !
— Non, c'est le chat... En attendant, dé-
pêche-toi de t'habiller, ou je vas t'aider, moi !
Un locataire entre dans la loge :
— Comment! madame Chenu, vous gron-
dez encore votre demoiselle ?
— Ne m'en parlez-pas !... Faut toujours être
après elle... Si ce n'est pas désolant! Une
grande fille qui va sur ses quatorze ans !
— Déjà? Comme ça pousse!
— Ça pousse... et ça nous repousse. C'est le
<;as de le dire.
— Et l'Opéra?... Vous êtes toujours con-
tente?
— Contente... contente... Il n'y a rien de
trop... Voilà cinq ans qu'elle est dans la danse.
— Cinq ans !
— Mais oui ! entrée à huit ans et demi... Et
■elle n'est encore que du premier quadrille,...
'Comme si elle ne devrait pas être déjà passée
acoryphée !
— Comment ça se fait-il ?
— Ça se fait qu'il y a des injustices, par-
'bleu !... Ce sont les protections qui font tout...
Et on appelle ça être en république !
LES FOLLES DANSEUSES. 1^7
Ici, une voix grave intervient :
— Madame Chenu !
Madame Chenu se tourne vivement vers
son mari.
— Eh bien, quoi?... Ce n'est donc pas vraf,
ce que je dis ?
M. Chenu fronce le sourcil.
— C'est possible, mais tu n'as pas besoin
de mêler la politique...
— Alors, tu trouves bien que ta fille gagne
neuf cents francs au lieu de douze?
— Il ne s'agit pas...
— Ah! parbleu, oui! Cane t'inquiète guère...
T'es pas ambitieux... c'est une justice à te
rendre...
Puis, à Évelina :
— Et toi,... qu'est-ce que tu attends?... File
à ta leçon!
Evelina a fourré dans un petit sac de cuir
une paire de bas, des chaussons de danse, un
corset, une chemisette, un peigne, une glace,
un tire-bouton, une boîte de poudre de riz, un
morceau de pain, deux sardines, des pommes
et une bouteille d'eau rougie. Elle a pris son
manteau, son chapeau, son en-tout-cas; elle
embrasse son père et sa mère, et la voilà
partie.
Mais la fillette revient aussitôt.
mmmip
148 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Allons, bon ! Qu'est-ce qu'elle a encore
oublié?
— Maman, c'est mes médailles!
Et, tout essoufflée, Évelina se précipite dans
le petit cabinet où elle a fait sa toilette et en
rapporte trois médailles de saintes, deux pe-
tites croix et une corne de corail suspendues
à un cordon qu'elle se passe autour du cou.
Ce sont les fétiches de la danseuse.
Évelina est maintenant armée de pied en
cap. Elle s'en va le nez au vent, descehd des
hauteurs de Montmartre, suit la rue Lepic,
traverse les boulevards extérieurs, longe la
rue Pigalle, la Chaussée-d'Antin et arrive à
l'Opéra.
Il est neuf heures moins un quart. La petite
danseuse passe vivement devant le concierge,
grimpe cinq étages et débouche dans la loge
où s'habillent ses camarades du premier qua-
drille. En cinq minutes, elle a revêtu son cos-
tume de classe : chemisette décolletée à man-
ches courtes, jupe de mousseline, bas rosés,
chaussons de satin très défraîchis; comme pa-
rure (facultative) : ruban au cou et ceinture
bleue; et, cachées dans le corset, les médailles,
les fameuses médailles!...
Evelina monte deux autres étages pour ar-
river dans la salle d'études, une grande pièce
LES FOLLES DANSEUSES. l/»9
carrée qui se trouve sous la coupole de l'Opéra,
et dont le parquet est légèrement incliné : une
chaise pour le professeur, une seconde chaise
pour le violon accompagnateur, et des barres
d'appui scellées aux murs composent tout l'a-
meublement de cette pièce.
— En place, mesdemoiselles !
A cet appel du professeur, la danseuse est
allée se placer à l'une des barres, et, se tenant
tantôt de la main gauche, tantôt de la main
droite», elle se plie, s'étire, se renverse, se
tourne dans tous les sens, posant sa jambe
sur la barre à la hauteur de son épaule, la
rejetant en arrière, la lançant en avant, se
disloquant enfin, pendant vingt minutes, pour
se préparer à la leçon proprement dite. Après
ces exercices, le professeur appelle les élèves
au milieu de la classe, et c'est alors que se
font les développés, les attitudes, les arabes-
ques, les relevés, les ports de bras, les fouettés,
les ballonnés, les tejnps de cuisse, les temps de
pirouette, les temps de pointes, les change-
m.ents de pied, les pas de bourrée, les glis-
sades, les assemblés, les jetés, les pirouettes
renversées, les cabrioles, les entrechats, et en-
fin les enchaînements, composés de tous ces
a temps ».
Voilà en quoi consiste la leçon; mais Éveli-
mt^iintu 1114, ipip
l5o SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
na, a qui veut arriver, » ne se contente pas de
ce dur travail, et pendant les instants de répit
accordés par le professeur elle passe à une
autre série de dislocations. Elle saisit d'abord
une chaise, la couche sur le dos, et, plaçant
son pied entre les barreaux, le force à se ten-
dre et à se cambrer. Puis elle va s'asseoir par
terre, près du mur. colle ses deux semelles
l'une contre l'autre, les pointes très ouvertes,
les pieds rapprochés du corps, et prie une de
ses camarades de vouloir bien lui monter sur
les genoux...
La leçon est finie. Il est onze heures. Éve-
lina, toute haletante, rentre dans sa loge pour
changer de linge. Après quoi, elle tire de son
sac les provisions qu'elle a apportées et les
dépose sur la table, où elle va déjeuner avec
ses camarades.
Chacune d'elles en fait autant, et ce sont
des exclamations et des interpellations à n'en
plus finir:
— Oh! du jambon! — Ce n'est pas du jam-
bon, c'est du bœuf conservé. — Donne-m'en,
dis? — Qui est-ce qui a du sel? — Agathe,
rends-moi mon pain! — Fermez donc la fe-
nêtre! — Je vends mes radis... — Ah! ma
chère... Fanny qui a du poulet!
Puis, ce sont des échanges. Évelina troque
LES FOLLES DANSEUSES.
une de ses sardines contre un cornet de pom-
mes de terre frites, et elle s'associe avec Marie
Bourgard pour acheter les radis que Pauline
Ardouin veut vendre.
Mais on sonne déjà pour la répétition. II
faut descendre au théâtre et achever son dé-
jeuner sur la scène, pendant que le régisseur
fait l'appel et que le maître de ballet s'entre-
tient avec le compositeur.
— Allons, mesdemoiselles, quand vous vou-
drez !
Les danseuses se groupent.
— Qui est-ce qui manque là?
— C'est Bertrand première...
— Toujours la même, Bertrand première!...
Où est Chenu?
— Voilà, m'sieu !
— Prends sa place !
Puis, à une autre :
— Et toi, tu manges encore ?
— Je ne mange pas, m'sieu... c'est des^
grains de café.
Le régisseur hausse les épaules.
— Allons... à nous ! crie le maître de ballet
en frappant avec son bâton.
Les musiciens attaquent une ritournelle et
la répétition commence.
Évelina fait de son mieux pour remplacer
iba SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
dignement, quoique provisoirement, la cory-
phée Bertrand première. Elle marche, court,
danse, se mêle à des groupes, s'agenouille, se
relève... et recommence.
— Allons, mesdemoiselles... encore une pe-
tite fois...
Et, de petites fois en petites fois, la répétition
est poussée jusqu'à quatre heures.
Les danseuses remontent dans la loge. Eve-
lina se déshabille, remet sa toilette de ville et
quitte l'Opéra.
Il est cinq heures quand elle arrive à Mont-
martre.
Madame Chenu est devant la maison.
— Ah ! te v'ià ? Vrai ! ce n'est pas dom-
mage!...
— Mais, maman, la répétition vient de
tinir !
— Allons donc!... c'est toujours la même
chose!... Je suis bien sûre que tu as encore
flâné!...
— Mais, maman...
— ce Mais, maman... mais, maman... » Dé-
pêche-toi de retirer ton chapeau et viens m'é-
plucher mes pommes de terre.
Évelina regimbe :
— J'ai mes chaussons à piquer...
— Tu les piqueras tout à l'heure.
LES FOLLES DANSEUSES. l53
Et madame Chenu retourne près de son
fourneau.
Évelina, tout en bougonnant, épluche les
pommes de terre...
Quand elle a fini, elle tire de son sac une
paire de chaussons de danse et va les repriser
dans la cour pour prendre un peu l'air.
Il est six heures. On va se mettre à table.
Évelina n'a que le temps de se débarbouiller,
de dîner, et de retourner au galop à l'Opéra.
On joue cinq actes: elle paraît dans le premier,
elle fait un page dans le second, et elle est du
grand divertissement du troisième.
Pendant le quatrième acte, elle reste dans
sa loge, où elle se repose en faisant des
garnitures de crochet pour orner ses cor-
sages.
Mais l'avertisseur parcourt les couloirs :
— Mesdames... le quatrième est fini!
Evelina n'a que le temps de revêtir son der-
nier costume... Patatras! pif! paf! pouf...
rapatapataplan... C'est l'explosion de la fin
qui commence et Evelina va manquer son
entrée. Elle descend les escaliers quatre à
quatre, se précipite en scène et arrive juste
à point pour disparaître dans les dessous
avec les Filles d'enfer que le baryton vient
d'anéantir.
9-
l54 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
Le rideau tombe. Évelina regagne sa loge,
se déshabille encore, se rhabille de nouveau et
part, cette fois pour tout de bon.
Il est près d'une heure du matin quand la
danseuse sonne à sa porte.
C'est madame Chenu qui lui tire le cordon.
— Enfin ! s'écrie la concierge... te voilà... la
dernière... comme toujours ! Tous les loca-
taires sont déjà rentrés.
Évelina ne répond pas, elle n'en peut plus.
Elle se traîne jusqu'au buffet, prend du pain,
du vin, du fromage, boit et mange tout en
se déshabillant, remonte son échelle, se cou-
che, fait sa prière et s'endort.
La danseuse a fini sa journée.
RECTIFICATIONS
N« I.
Paris, 24 octobre.
A MONSIEUR LE REDACTEUR EN CHEF
DU MESSAGER DES COULISSES
Monsieur,
Vous annoncez dans votre numéro d'hier que
le principal rôle de laféerie que prépare en ce
moment le théâtre des Fantaisies -Comiques a
été écrit spécialement pour mademoiselle Hor-
tensia.
Permettez-moi de rectifier cette erreur : c'est
à moi que le rôle était destiné; mademoiselle
Hortensia ne jouait d'abord qu'un travesti sans
importance.
Agréez, etc.
SOPHIE DE LA TOURNELLE,
Artiste dramatique.
l56 ï,CÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
N" 2 (voir 11° i).
Paris, 2 5 octobre.
Monsi eur le rédacteur,
Je ne puis laisser passer sans protestation
la lettre que vous avez publiée hier sous la si-
gnature : Sophie de la Tournelle.
Cette soi-disant artiste dramatique aurait dû
réfléchir avant de... dicter; elle ne se serait pas
exposée à voir démentir sa rectification.
C'est toujours moi qui ai dû jouer le rôle de
la fée Plantureuse dans la nouvelle revue;
quant au « travesti sans importance », je
l'abandonne volontiers à ma chère camarade,
si toutefois elle peut le ronplir.
Agréez, etc.
HORTENSIA.
N» 3 (voir n»» i et 2).
Paris, 26 octobre.
Mon cher ami,
La pièce que je fais répéter en ce moment au
théâtre des Fantaisies-Comiques n'est ni une
féerie, ni une revue: c'est... c'est une surprise.
RECTIFICATIONS. l57
Permettez-moi de ne pas en dire plus long,
et croyez-moi
Votre tout dévoué
SATURNIN ROBINET.
N''4 (voir n» 2).
%
Paris, 26 octobre.
Monsieur,
Je remercie mademoiselle Hortensia de l'hon-
neur qu'elle veut bien me faire en me cédant
son maillot, mais c'est un costume difficile à
revêtir, et je ne pourrais pas me faire aider,
comme a ma chère camarade », par des cham-
bellans en service extraordinaire.
Quant au reste, je maintiens ce que j'ai dit :
le principal rôle des Cascades parisiennes a
été écrit pour moi, et si l'auteur me l'a retiré
depuis, ce n'a pu être que par suite d'influences
diplomatiques que je n'ai pas à apprécier.
Agréez, etc.
SOPHIE DE LA TOURNELLE.
mmmimmmmmfff'if^mKmfm'fli^
l58 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
N" 5 (voir n«' 3 et 4).
Paris, 27 octobre.
Monsieur le rédacteur,
J'apprends par votre spirituel journal qu'on
répète aux Fantaisies-Tomiques une nouveauté
intitulée les Cascades parisiennes.
Or j'ai présenté, sous ce même titre, il y a
six mois, une pièce en trois actes que le direc-
teur dudit théâtre ne m'a jamais rendue. Ne
serait-ce pas la même?
Si c'est là la surprise qu'on nous ménage,
vous avouerez que j'ai le droit d'être encore
plus surpris que tout le monde.
Agréez, etc.
FERDINAND DU CHESNE.
N° 6 (voir n" 4).
^ Paris, 27 octobre.
Monsieur le rédacteur.
Mademoiselle de la Tournelle a décidément
beaucoup d'esprit, mais elle a parlé trop tôt...
ou trop tard, car le petit cancan dont elle se
RECTIFICATIONS. 169
faisait l'écho paraissait en même temps dans
la chronique du Furet des salons.
Si mademoiselle de la Tournelle est la source
où puise votre confrère Ascanio... je plains
votre confrère.
Agréez, etc.
HORTENSIA.
N° 7 (voir n" 4).
Paris, 27 octobre.
Mon cher ami,
Un mot encore à propos des Cascades pari-
siennes.
Je n'ai pas retiré le rôle de la fée Plantureuse
à mademoiselle de la ToUrnelle, par la bonne
raison que je ne le lui avais pas donné.
La distribution des rôles a été faite, en de-
hors de moi, par les soins de mon ami Chaud-
froid, et je n'ai pas eu à m'en occuper un seul
instant. y
A vous, cordialement.
ROBINET.
tm^-mimH*! i i nMwmmf* ^mpiPHPPPmii
l6o SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
N» 8 (voir n» 4).
Paris, 27 octobre.
Monsieur le rédacteur en chef,
Je suis trop clairement désigné dans la lettre
que vous avez publiée hier pour ne pas devoir
protester contre une pareille imputation.
Mon influence diplomatique n'a pas lieu de
s'exercer dans les théâtres, et je n'ai vu made-
moiselle Hortensia qu'une fois, au bal des ar-
tistes dramatiques, où j'ai eu l'honneur de lui
être présenté par mon collègue le marquis de
la Roche-Langlevif.
Croyez, monsieur le rédacteur en chef, que
je suis incapable de commettre l'acte dont on
m'accuse; je connais trop les devoirs que m'im-
pose ma situation pour être tenté de les oublier
un seul instant, et, en ma qualité d'étranger,
je tiens plus que personne à ne pas choquer les
mœurs du pays qui m'honore de son hospita-
lité.
Agréez, monsieur le rédacteur en chef, etc.
DUC PATAQUEZ DE RASTAQUERA,
Chambellan extraordinaire
de Son Altesse Royale le prince Ziicco.
RECTIFICATIONS. l6l
N» 9 (voir n" 5).
Paris, 28 octobre.
Cher monsieur,
Un mot seulement en réponse à l'étrange
lettre de M. Ferdinand du Chesne.
J'ai pour principe d'examiner tous les ma-
nuscrits qu'on m'apporte, mais celui de M. du
Chesne est tellement jeune que je n'ai pu le
lire jusqu'au bout, et si je l'avais reçu, on n'au-
rait pas manqué de dire que j'étais tombé en
enfance.
Recevez, etc.
LAFERNET,
directeur propriétaire du théâtre
des Fantaisies-Comiques.
N» 10 (voir n» 8).
Paris, 28 octobre.
Monsieur le rédacteur.
Mon honorable ami le duc de Rastaquera
m'a immiscé un peu légèrement dans un débat
où je n'avais que faire, ni lui non plus du reste.
Me voilà donc forcé de déclarer, comme mon
•honorable ami, que je suis absolument étran-
l6l SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
ger à l'histoire du maillot, mais je suis aussi
trop galant pour ne pas ajouter que je le
regrette.
Agréez, etc.
MARQUIS DE LA ROCHE-LANGLEVIF.
N» 1 1 (voir n» 6) .
Paris, 28 octobre.
Mon cher confrèje,
Vous êtes bien heureux de recevoir des let-
tres de mademoiselle Hortensia.
Si cette jeune personne ' avait bien voulu
m'honorer de sa copie, je lui aurais répondu
qu'il ne dépendait que de moi de puiser mes
renseignements à une meilleure source; je
n'avais qu'à m'adresser à elle-même comme
elle me l'a offert maintes fois.
Bien à vous,
ASCANIO.
N» 12 (voir n° 5).
Paris, 28 octobre.
Cher monsieur,
Je suis le collaborateur de Robinet pour la-
RECTIFICATIONS. l63
pièce qu'on va jouer aux Fantaisies-Comiques.
Je ne puis donc accepter l'insinuation coïi-
tenue dans la lettre que M. Ferdinand du
Chesne vous a adressée.
Il faut que ce petit monsieur ait une bien
haute idée de son talent pour s'imaginer qu'on
irait lui emprunter quoi que ce soit. Notre
pièce était faite et reçue bien avant la sienne,
ainsi que le témoigne l'extrait suivant de la
Mouche théâtrale.
Veuillez le publier en même temps que cette
lettre, et agréer, etc.
TBÉZARD.
N" i3 (voir n° 9).
Paris, 29 octobre.
Monsieur,
L'honorable M. Lafemet, « directeur pro-
priétaire du théâtre des Fantaisies- Comi-
ques 3>, n'a pas répondu à ma question.
J'ai dit qu'il ne m'avait pas rendu la pièce
que je lui ai remise il y a six mois. Tout est
là.
Mais M. Laîernet est trop habile pour ré-
pondre par oui ou par non; il préfère se re-
l6/j SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
trancher dans une explication qui voudrait
être spirituelle et qui n'est que grossière. Cela
ne m'étonne pas, du reste, de la part de cet an-
cien marchand de contremarques ; il sera sorti
un instant du cabinet directorial pour redes-
cendre dans la rue, son premier théâtre.
A-gréez, etc..
FERDINAND DU CHESNE.
N° 14 (voir n" 11).
Pans, 29 octobre.
Monsieur le rédacteur,
Permettez-moi de flétrir comme elle le mé-
rite l'odieuse calomnie que M. Ascanio n'a
pas craint de diriger contre mademoiselle
Hortensia.
Mademoiselle Hortensia a appartenu pen-
dant trois ans au Théâtre-Populaire où elle a
su gagner l'estime et la sympathie de tous ses
camarades.
11 est donc de mon devoir de relever une
insulte d'autant plus lâche que son auteur, en
s'adressant à une femme sans défense, a soin
de garder le voile du pseudonyme. Je sais bien
RECTIFICATIONS. l65
que M. Ascanio a de bonnes raisons pour cela;
s'il signait de son vrai nom, on découvrirait
que ce journaliste et le correspondant drama-
tique Bouchaneuf ne font qu'un même per-
sonnage. C'est ce qui explique sans doute ses
articles si élogieux pour mon camarade Hip-
polyte.
Agréez, etc.
N° i5 (voir n" 12).
FLORIMOND,
du Théâtre-Populaire,
Paris, 29 octobre.
Cher monsieur,
Le Messager des coulisses est toujours bien
amusant. N'ai- je pas appris par la voie de
votre journal que M. Trézard était le collabo-
rateur de Robinet pour les Cascades pari-
siennes? C'est à mourir de rire.
Ainsi, voilà ce monsieur qui revendique la
paternité d'une pièce parce qu'il a servi d'in-
termédiaire entre un des auteurs et les créan-
ciers de celui-ci. Que mon ami Robinet ar-
range ses affaires comme il le voudra, je n'ai
pas à m'en occuper, mais que son collabora-
teur ne vienne pas se mettre en tiers dans
l6G SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
une association dont je fais partie pour une
bonne moitié.
Veuillez, cher monsieur, insérer cette lettre
dans votre plus prochain numéro, et agréer, etc.
CHAUDFROID.
N" i6 (voir n" lo).
Paris, 29 octobre.
Monsieur le rédacteur en chef,
Je n'habite pas votre pays depuis assez
longtemps pour avoir la prétention de saisir
toutes les finesses de la langue française; mais
je la connais assez pour comprendre qu'en me
reprochant d'avoir parlé <t légèrement », M. le
marquis de la Roche-Langlevif a porté atteinte
à mon honneur de gentilhomme et à ma di-
gnité de membre du corps diplomatique.
Il est vrai qu'à la veille de conclure une al-
liance avec de riches bourgeois, M. le mar-
quis de la Roche-Langlevif est peut-être excu-
sable d'oublier les égards qu'on se doit entre
gens du monde.
Agréez, monsieur le rédacteur en chef, etc.
DUC PATAQUEZ DE RASTAQUERA.
RECTIFICATIONS. iÔ"]
N" 17 (voir n» i3).
Paris, 3o octobre.
Cher monsieur,
Le jeune M. du Chesne (en deux mots) a eu
tort de rappeler que j'avais été « marchand
de contremarques ».
Il m'oblige ainsi à me souvenir d'un bienfait
que j'aurais voulu oublier : le bureau dans
lequel je signais des billets d'auteur m'était
sous-loué par une brave femme qui tenait une
boutique de fruitière, et c'est grâce à une sou-
scription que j'avais organisée, de concert avec
quelques amis, que la mère Duchêne put faire
donner un peu d'instruction à son fils, M. Fer-
dinand du Chesne.
Je vous livre cette petite histoire dans toute
sa simplicité, et vous prie d'agréer, etc.
LAFERNET.
N° 18 (voir n» 14).
Paris, 3o octobre.
Mon cher confrère,
Le Œ camarade » de mademoiselle Hortensia
l68 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
m'ayant fait l'honneur de s'adresser à moi
dans votre journal, c'est dans votre journal
que je répondrai.
Le camarade de mademoiselle Hortensia a
dû jouer avec elle bien souvent, pour prendre
sa défense avec tant d'ardeur. La chose est
d'autant plus drôle que mon article n'ayant
pas du tout calomnié mademoiselle Hortensia,
le camarade de mademoiselle Hortensia n'a-
vait nullement besoin d'endosser l'armure des
chevaliers sans peur — je ne dis pas sans re-
proche.
Cette réserve faite, je n'hésite pas à recon-
naître que le camarade de mademoiselle Hor-
tensia a joué son rôle avec un tel succès qu'on
se demande pourquoi cet intéressant jeune
premier ne se décide pas à aborder franche-
ment l'emploi des comiques.
Salut cordial.
ASCANIO.
N" 10 (voir n° 14).
Paris, 3o octobre.
Monsieur le rédacteur.
Si je n'écoutais que mon sentiment person-
RECTIFICATIONS. 169
nel, je ne relèverais pas l'étrange assertion
contenue dans la lettre de M. Florimond.
Mais je ne suis pas seul offensé, et en insi-
nuant que les articles d'Ascanio ont été payés
— c'est évidemment ce qu'il a voulu dire, —
M. Florimond s'attaque à l'honneur de notre
corporation.
Je proteste donc en mon nom et au nom de
tous mes collègues contre le procédé inquali-
fiable dont ce monsieur s'est rendu coupable,
et je l'informe que je vais déférer sa conduite
au comité présidé par M. le baron Taylor,
Veuillez en instruire également vos lecteurs
et agréez, etc.
HIPPOLYTE,
Membre de l'association des
artistes dramatiques.
N" 20 (voir n° i5).
Paris, 3o octobre.
Cher monsieur,
C'est avec une profonde surprise que j'ai lu
dans votre numéro d'hier la lettre de l'ami
Chaudfroid.
Il faut que mon pauvre collaborateur ait
perdu la raison pour avoir écrit ce chef-d'œu-
10
-«^Kn
170 SCENES DE LA VIE DK THEATRE.
vre de mauvais goût; cela me donnerait des
inquiétudes pour notre pièce, si la bonne moi-
tié qu'il revendique si fièrement ne se rédui-
sait à une très petite part.
Mais ceci ne régarde pas le public, pas plus
que la question de savoir si j'ai des créan-
ciers. Qu'il lui suffise donc d'apprendre que
je m'en tiendrai à cette collaboration trop
flatteuse, et que je n'accolerai plus mon nom
à celui de l'auteur des Jambes à ma tante.
Faites de ma lettre tel usage qu'il vous
plaira, et agréez, cher monsieur... etc.
ROBINET.
N° 21 (voir n» 16).
Paris, 3o octobre.
Monsieur le rédacteur,
On me communique la lettre que vous avez
cru devoir insérer hier.
Dans la situation où elle me place, je ne vpis
qu'un arrangement possible, et je charge deux
de mes amis de s'entendre avec ceux de M. le
duc de RastaqueFa.
Recevez, etc.
MARQUIS DE LA ROCHE-LANGLEVIF.
RECTIFICATIONS. I7I
N° 22 (voir n"' 14 et 18).
LE FURET DES SALONS
Cabinet
du directeur. Paris, 3o octobre.
Monsieur et cher confrère,
Je n'ai pas à intervenir dans le débat si re-
grettable qui s'est élevé entre M. Ascanio et
M. Florimond; mais comme il m'importe de ne
pas laisser soupçonner — même à tort — que
les opinions de mon journal ont une cause in-
téressée, je vous prie d'annoncer que j'ai ac-
cepté la démission de M. Ascanio, -et que j'ai
fait choix, pour le remplacer, d'un écrivain qui
cachera, sous le pseudonyme de Sincerus, un
des talents les plus goûtés du public.
Le premier article de notre nouveau colla-
borateur paraîtra demain matin.
Recevez, monsieur et cher confrère, etc.
OLIVIER DE SARTROUVILLE.
N" 23 (voir n" i5).
Cher monsieur, . .
Vous avez beaucoup amusé M. Chaudfroid
en lui apprenant que j'étais un des auteurs de
17* SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
la pièce actuellement en répétition aux Fan-
taisies-Comiques.
Voulez-vous l'amuser davantage en lui an-
nonçant qu'en vertu d'un jugement rendu ce
matin par le tribunal de commerce, j'ai fait
défense à M. Boulingrin, directeur du théâtre
International, de. reprendre les Soupers de
la Régence, opéra-comique en trois actes de
MM. Chaudfroid, Latorille et
Votre serviteur
TRÉZARD.
N» 24 (voir n° 16).
Paris, 3o octobre.
Monsieur le rédacteur.
C'est un père qui vous écrit, un père indigné
à la lecture de la lettre que vous avez publiée
hier et dans laquelle on tourne en ridicule l'al-
liance de M. le marquis de la Roche-Langlevif
a avec de riches bourgeois ».
Je ne fais aucun cas des titres de noblesse
qui n'ont pas été conquis par le travail, et si
je recherchais l'alliance de M. le marquis, ce
n'était pas pour son blason, mais pour ses qua-
lités personnelles.
RECTIFICATIONS. «73
Je ne saurais donc donner suite à ce projet
d'union, ne voulant pas d'un gendre dont les
amis rougiraient du nom roturier de son beau-
père !
Je compte sur votre impartialité, monsieur
le rédacteur, pour insérer cette réponse dans
votre feuille, et je vous prie d'agréer, etc.
BRACONNE AU, de la Seine-Inférieure,
conseiller municipal.
N° 25 (voir n" 4),
Londres, 3o octobre.
Monsieur le rédacteur du journal,
Je découvre dans le correspondant du Thnes
qu'on disait qu'un personnage du corps diplo-
matique avait séjourné dans un théâtre à Pa-
ris et commis un scandale.
Comme j'étais venu dans le même théâtre,
au même jour, je ne supporte pas qu'on m'in-
culpât une pareille chose et j'allai tout de suite
écrire à mon gouvernement pour me révolter
de cette accusation.
10.
174 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
Je VOUS prie, monsieur le rédacteur du jour-
nal, d'imprimer immédiatement.
LORD PYGMALION BLUSTENFIELD,
ambassadeur aux îles Sandwich.
N» 26 (voir tous les autres numéros).
A MONSIEUR LE DIRECTEUR DU COURRIER
DES SPECTACLES ■
Paris, 3i octobre.
Monsieur et cher confrère,
A la suite de la polémique soulevée par la
première lettre de mademoiselle de la Tour-
nelle, et sur une plainte émanant du ministère
des affaires étrangères, je suis assigné à com-
paraître en police correctionnelle « pour avoir
traité de matières politiques sans cautionne-
ment ^.
Le tribunal a en mains toutes !es pièces du
procès, et il appréciera s'il y a eu véritable-
ment un fait délictueux dans l'allusion qui a
donné lieu aux complications politiques dont
on veut me rendre responsable. Mais en at-
tendant, et pour éviter tout ce qui pourrait
RECTIFICATIONS. ' 175
donner lieu à une conflagration européenne,
je crois faire acte de sagesse et de patriotisme
en renonçant à paraître pendant quelques
jours.
Veuillez donc m'accorder une place dans'
vos colonnes pour annoncer que je suspends
provisoirement la publication de mon journal
et que, par conséquent, je ne pourrai pas pu-
blier les nombreuses lettres qui me sont par-
venues en réponse à celles que j'avais insérées
hier.
Agréez, etc.
Le directeur du Messager des coulisseSy
ARMAND d'oRMESSON.
UN GALA
AUX FOLIES-PLASTIQUES
Il y a foule devant le petit théâtre des Folies-
Plastiques.
On attend le schah de Perse.
Comment le schah de Perse a-t-il eu l'idée
d'aller aux Folies-Plastiques, c'est ce que per-
sonne ne pourrait dire, mais il est certain
qu'on l'attend. Une rampe de gaz illumine la
façade du théâtre ornée de drapeaux aux cou-
leurs de toutes les nations, et sous ce numéro
en chiffres de feu : 149 (c'est le nombre de re-
présentations atteint par la pièce du jour, les
Dames de Mahille) on a accroché â un fil de
fer ingénieusement tordu, une série de petites
veilleuses jaunes, bleues, vertes et rouges,
dont l'assemblage représente à peu près la
silhouette du lion persan. Les passants, ar-
rêtés devant ce spectacle féerique, encombrent
178 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
la rue et les gardiens de la paix arrivent dif-
ficilement à établir autour du théâtre un
cordon que' les privilégiés, c'est-à-dire les
personnes munies de billets, peuvent seuls
franchir. Dans l'espace resté vide, un homme
portant l'habit et la cravate blanche, le claque
à la main, les cheveux aux vents, va, vient,
s'agite, poussant et interpellant des ouvriers
qui placent des pots de rhododendron, sur les
marches du vestibule : c'est M. Montléry,
l'honorable directeur du théâtre des Folies-
Plastiques.
— Plus bas ! plus bas, encore !... Là... c'est
ça... à gauche !... Non ! vous n'y êtes pas !... à
droite!... tirez un peu à vous... allez en arrière...
Faites donc attention, sacrebleu ! Je vous dis
à droite ! Vous ne savez pas où est votre
droite ? Mâtins, va !
Et, joignant l'action à la parole, l'honorable
M. Montléry se précipite sur les marches du
vestibule pour rectifier l'alignement des pots
de fleurs. Puis il se tourne vers les braves
gardiens occupés à contenir le flot des curieux,
et, avec cet air que donne l'habitude, du com-
mandement :
— Qui est-ce qui est chargé du service
d'ordre? L'officier de paix!... où est l'officier
de paix ?
UN GALA AUX FOLIE S -PL AS T I QUES. {79
— Il n'3- en a pas !
— Comment! il n'y a pas d'oflicierdepaix...
un jour comme celui-ci ! C'est inconcevable !
— Nous sommes trois hommes et un briga-
dier...
— Où est-il, le brigadier?
Le brigadier s'approche et salue,
— Ah! c'est vous, brigadier... Vous avez
vos hommes? Bien... Comment les placez-
vous ?
— Comme ils sont... Voyez.
— Très bien ! Mais les voitures? Par où ar-
riveront les voitures?...
— Par ici... Il y a de la place.
— C'est que vous aurez beaucoup de voi-
tures... je vous en préviens! Prenez garde
d'être débordés !
— Nous ferons pour le mieux.
— Vous serez débordés, c'est évident. Vous
n'êtes pas assez nombreux...
— Dame ! pour cela... nous ne savons pas,
n'est-ce pas?... On nous envoie...
— Parfaitement, mon ami, ce n'est pas
votre faute. C'est celle du commissaire de po-
lice qui aurait dû prévoir... Enfin, i'espère que
je ne serai pas forcé de me plaindre au préfet.
Et M. Montléry s'éloigne majestueuse-
ment, laissant le brigadier ébloui et iuauiet.
lOO SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
C'est un beau jour pour M. Montléry, que
le jour où il peut commander ainsi à la force
publique. Il n'est plus l'imprésario d'un
a théâtre à femmes » ; il s'élève au rang de di-
recteur subventionné, il reçoit les souverains,
il a son petit gala, lui aussi; il peut se moquer
d'Halanzier. Quelle joie !
Son secrétfciire, le jeune Fortunatus, du
Paris-Cascade, ne voulait pas y croire, et, la
veille encore, il avait cherché à le dissuader
de son projet.
— Inviter le schah de Perse à venir voir les
Dames de Mahille ! c'était insensé. Le schah
n'y consentirait jamais. On se moquerait
d'eux, etc., etc.
Mais M. Montléry s'était obstiné, déclarant
que le schah allait partout, qu'il avait visité
les bureaux du Scapin, qu'il s'était fait faire
un a complet » aux Docks de l'habillement, et
qu'il n'y avait pas de raison pour .qu'il n'as-
sistât pas â une représentation des Folies-
Plastiques, où les héritiers présomptifs de
telle ou telle couronne avaient souvent passé
leur soirée.
Il s'était donc rendu au Grand Hôtel.
Là, le gardien des appartements réservés
aux souverains avait fait quelque difficulté
pour le laisser passer; mais que peut- on dire
UN GALA AUX FO L I ES - PL ASTI QUES. l8l
à un homme qui porte si bien la cravate blan-
che et qui écarte les huissiers d'un seul geste,
avec ces simples mots jetés vivement : <c Je
suis attendu. Affaire urgente. »
Tout le monde, du reste, était attendu ce
jour-là par S. M. le schah de Perse. Les cou-
loirs étaient encombrés d'individus de tout
rang, de tout âge et de tout sexe : commis,
ouvrières, apprentis, placiers, commission-
naires, dames en deuil, vieillards décorés; les
uns avec des paquets, des boites, des cartons,
des portefeuilles, des objets de forme incon-
nue cachés sous une serge opaque; les autres
ayant les mains vides, froissant des papiers
ou boutonnant fiévreusement des gants trop
étroits, tous attendaient une réponse ou une
audience et s'accrochaient aux basques des
gens de service pour obtenir la faveur d'être
introduits immédiatement auprès des diffé-
rents personnages composant la suite de Sa
Majesté. Ces personnages sortaient de temps
en temps pour appeler quelqu'un, et, par la
porte laissée entrouverte, on pouvait aperce-
voir un commis déballant des marchandises,
un monsieur expérimentant quelque machine
nouvelle : Baratte de salon, Glacière de voyage,
Appareil pour faire son café soi-même ; ou un
autre monsieur essayant un instrument quel-
1 1
l82 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
conque : le Piano-flûte, V Accordéon-guitare y
le Trombone-orchestre... Du bruit, de la mu-
sique, des supplications en toute langue et des
injures en persan, voilà ce qu'on entendait
dans les couloirs du Grand-Hôtel quand Mont-
léry y fit son entrée.
L'intelligent directeur des Folies-Plastiques
comprit tout de suite qu'il n'aurait aucun avan-
tage à se perdre dans la foule des solliciteurs,
et il s'approcha d'un groupe d'hommes basa-
nés qui, couchés le long d'une porte et insen-
sibles au spectacle bruyant qui se donnait
près d'eux, fumaient tranquillement l'opium
dans de magnifiques narguilés.
— Pçirdon, messieurs, leur dit Montléry,
avec une politesse exquise, j'ai une communi-
cation des plus importantes à faire à votre au-
guste maître. Puis-je entrer?
Les hommes basanés levant sur Montléry
des yeux remplis d'extase, il prit ce regard
pour un signe d'acquiescement et, passant sur
le corps des fumeurs, il entra dans un petit
salon où un autre homme basané était aux
prises avec un individu qui lui présentait une
paire de bottes d'une main et une facture de
l'autre.
— Trop cher! trop cher! Moi pas payer,
criait l'homme basané.
UN GALA AUX FOLIES-PLASTIQUES. l83
Le bottier répliquait d'une voix dolente : •
— J'en demande bien pardon à votre Excel-
lence; mais quand Votre Excellence est entrée
hier au magasin, je lui ai dit le prix; ainsi...
— Bon, pensa Montléry, une Excellence !
un des ministres du schah ! Voilà mon affaire.
Et comme l'Excellence, apercevant ce nou-
veau venu, le regardait avec inquiétude, Mont-
léry prit les devants :
— Que Votre Excellence daigne m'excuser,
dit-il en s'avançant. Je suis M. Montléry, di-
recteur des Folies-Plastiques, et je viens prier
Votre Excellence d'être mon interprète auprès
de Sa Majesté pour la supplier d'agréer l'hom-
mage de mes humbles respects et de m'accor-
der l'insigne faveur que je sollicite, en lui de-
mandant d'honorer de sa présence une des
représentations de mon théâtre...
— Ah ! vous, théâtre ? fit l'homme basané.
— Oui, moi, théâtre, répéta Montléry par
obéissance.
Et reprenant sa phrase apprise par cœur :
— Je me flatte de l'espoir...
— Vous, billets?
— Oui, moi, billets... — de l'espoir que Sa
Majesté...
— Donnez billets.
-r C'est inutile; Sa Majesté n'a pas besoin...
ï84 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
Mais l'Excellence tendait toujours la mam,
si bien que Montléry finit par comprendre ce
qu'on attendait de lui.
Le schah voulait bien assister à une repré-
sentation des Folies-Plastiques, mais inco-
gnito, comme y avaient assisté les héritiers
présomptifs de telle ou telle couronne, et, par
conséquent, il tenait à présenter son billet
au contrôle, comme le premier spectateur
venu.
Comment Montléry, homme de tact autant
qu'artiste de talent, n'avait-il pas compris cela
tout de suite ?
Il sentit sa faute et s'en excusa avec un
grand bonheur d'expressions :
— L'incognito de Sa Majesté sera scrupuleu-
sement respecté, dit-il en remettant à l'Excel-
lence un coupon de loge sur papier rose ; avec
ce billet, votre auguste maître et les person-
nages de sa suite n'auront qu'à se présenter
au théâtre des Folies- Plastiques, sans crain-
dre qu'aucune manifestation extérieure ne
les signale à l'attention du public ^ mes ar-
tistes et moi-même nous jouerons comme si
nous n'étions pas en présence d'un des poten-
tats de ce globe, et rien, hormis les battements
de notre cœur, ne viendra trahir nos senti-
ments de vive gratitude et d'ardent respect.
UN GALA AUX FOLIES-PLASTIQUES. l85
Ayant dit ces mots, M. Montléry s'inclina
profondément et disparut.
Voilà pourquoi Fortunatus s'était borné à
faire publier dans les journaux que œ le succès
des Dames de Mahille s'affirmant de plus en
plus, S. M. le schah de Perse avait manifesté
le désir d'assister à une représentation de la
charmante pièce de MM. Séricourt et Lu-
chot 3>, et voilà pourquoi l'on avait illuminé
la façade des Folies-Plastiques.
Voyons maintenant ce qui se passe dans les
coulisses.
On ne s'y tient pas d'aise, et le régisseur
est obligé de rappeler de temps en temps au
silence celles de ces dames qui vont avoir
l'honneur d'attirer les premiers regards du
schah de Perse :
— Ah ! ma chère, j'ai tellement peur que je
vais manquer mon entrée.
— En voilà une bêtise I
— Que veux-tu? c'est plus fort que moi; je
suis émue.
— Parce que le schah est dans la salle? c'est
un homme comme un autre.
— Merci ! un souverain ! tu appelles ça un
homme comme un autre ?... Tu n'as pas vu
ses diamants à son bonnet?... Ah ! ma chère...
avec un seul on achèterait les Tuileries !
l86 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Il n'y a plus moyen, on va les démolir.
— Pourquoi? parce qae noas n'avons plus
de souverains. C'est ça qui me plaît dans le
schah de Perse; c'est un souverain !
— Et puis après ?
— Après ? Ça me console de la République.
— Et puis après ?
— C'est la République qui a perdu la France.
— Et puis après ?
— Ah! flûte!
— Flûte toi-même ! en voilà une andalouse
d'occasion !
— Comment as-tu dit?., andalouse?
— Oui...
— Répète-le encore !
— Voyons, voyons, mesdames ! Un peu de
silence, je vous prie !
Dans le cabinet directorial, Montléry a réuni
les auteurs de la pièce et leur tient le discours
suivant :
— Vous comprenez, mes enfants, ce que je
vous en dis, ce n'est pas pour moi, mais pour
vous. Je crois que vous ferez bien d'ajouter un
couplet en son honneur. Ça le flatterait et il
vous en saurait gré.
— Mais puisqu'il veut garder l'incognito !
— Raison de pliis !.. ça n'en serait que plus
délicat. Ce n'est pas un compliment que vous
UN GALA AUX FOLIES-PLASTIQUES. 187
lui adressez en pleine figure, c'est une allusion
que vous glissez dans la pièce.
— Encore faut-il qu'elle vienne bien, l'allu-
sion !
— Elle vient on ne peut mieux. Tenez, dans
la scène de l'Exposition, quand Evelina dit
à Rodolphe : Je m'en bats l'œil, de ton indus-
trie !
— Au rondo, alors ?
Ces merveilles
Sans pareilles...
— Parfaitement!... vous voyez que ce n'est
pas difficile... Allons, chaud, mes enfants,
chaud ! chaud !
Ses enfants, — le vieux vaudevilliste Séri-
court et son jeune collaborateur Armand Lu-
chot — vont s'asseoir au coin d'une table dans
le magasin d'accessoires, et on entend le vieux
Séricourt fredonner :
Ces merveilles
Sans pareilles...
Pendant ce temps, Montléry retire son ha-
bit et sa cravate blanche pour revêtir le cos-
tume qu'il porte dans les Dames de Mahille.
l88 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
Il aurait bien voulu rester « en homme du
monde » ce pauvre Montléry, mais on lui a
fait observer qu'il ne pouvait se trouver au
même moment à l'entrée du théâtre et sur le
théâtre. Il est du commencement de la pièce;
s'il attend le schah de Perse dans le vestibule,
comme il en avait l'intention, il n'aura plus le
temps de <c faire sa figure » et le schah sera
obligé d'attendre que Montléry soit prêt pour
qu'on lève le rideau. Il y aurait bien un moyen :
faire jouer le rôle de Brosse-à-dents par un
autre... mais non ! Ce rôle que Montléry a mar-
qué de son empreinte ne peut pas être confié à
une doublure, et Montléry jouera Brosse-à-
dents : le directeur s'eff'acera devant l'artiste.
Seulement, qui remplacera le directeur, qui
conduira l'auguste spectateur à sa loge? Il
faut quelqu'un pour cette cérémonie. L'inco-
gnito du souverain a beau être scrupuleuse-
ment respecté, on ne peut pas dire au schah
de Perse, qu'on sait être le schah de Perse :
c Passez ! L'escalier à droite ! » Quel est l'homme
qui aura d'assez bonnes manières pour repré-
senter dignement M. Montléry, l'ancien jeune
premier du théâtre d'Auxerre, le père noble da
Gymnase de Bordeaux? M. Montléry a pensé
à son contrôleur en chef, le père Brossard, un
ancien employé de la maison de Louis-Phi-
r
UN GALA AUX FOLIES-PLASTIQUES. 189
lippe, qui tenait le vestiaire aux bals de Ja
Cour et qui, en dernier lieu, remplissait les
fonctions de maître des cérémonies adjoint à
l'administration des Pompes funèbres. Cet
homme-là doit savoir comment on reçoit les
grands personnages.
M. Montléry l'appelle donc pour faire la ré-
pétition de l'arrivée :
— Voyons, Brossard... montrez-moi un peu
comment vous procéderez tout à l'heure.
— Dame, monsieur... je m'avancerai et je
dirai...
— Non ! non ! malheureux ! vous ne devez
rien dire du tout. Vous vous inclinez tout sim-
plement, le plus bas possible, vous m'enten-
dez ? le plus bas possible !
— Bien, monsieur...
— Mais vos gants sont sales, mon ami !
Qu'est-ce que c'est que ces gants-là ?
— Ce sont des gants que l'habilleur m'a
donnés.
— De quoi se méle-t-il, l'habilleur ? Vous ne
pouvez pas garder ces gants-là !
— Mais...
— Je vous répète que vous ne pouvez pas
garder ces gants-là !... Ah ! mon Dieu! mon
Dieu! dire que je ne puis me reposer sur per-
sonne !... sur personne ! Ah!!!
IQO SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
.Et en disant «ah ! », M. Montléry jette à
terre, avec un beau geste de violence, la patte
de lièvre qu'il tient à la main.
On frappe à la porte. Brossard disparaît.
M. Montléry ramasse sa patte de lièvre :
— Qu'est-ce que c'est, Léon ?
— Monsieur, on m'envoie du contrôle pour
vous dire que les voitures commencent à ar-
river.
— Et nous ne sommes pas prêts ! Enfer!!
Sur cet <t enfer! », M. Montléry va pour
jeter une seconde fois sa patte de lièvre au
milieu de la loge, mais il se ravise et il achève
de se grimer.
Dès qu'il est prêt, il descend sur le théâtre
pour donner son coup d'œil, ce coup d'oeil au-
quel rien n'échappe :
— Voilà un portant qui est mal placé ! Re-
culez-moi ce châssis. Vous voulez donc mettre
le feu au théâtre ?... Et vous, lâ-bas, qu'est-ce
que vous faites avec votre faucille ?
— Monsieur, je suis du chœur des moisson-
neuses.
— Ce n'est pas une raison pour percer le dé-
cor ! Allons, retirez-vous ! On vous rappellera.
Brossard arrive tout essoufflé :
— Monsieur!...
Montléry ne fait qu'un bond :
UN GALA AUX FOLIES-PLASTIQUES. igi
— Il est arrivé ?
— Oui, monsieur...
— Qu'est-ce qu'il a dit?
— Rien... Il a montré son billet.
— La suite est nombreuse ?
— Ils sont cinq. Trois messieurs et deux
dames...
— Tiens! c'est curieux... je croyais que
leurs femmes restaient dans les harems...
Enfin, ça ne fait rien... Commençons !
On frappe les trois coups. Les musiciens
jouent une ouverture au milieu de laquelle le
chef d'orchestre a ingénieusement intercalé
l'hymne persan, et la toile se lève sur le pre-
mier tableau des Dames de Mahille.
Ce premier tableau est assez bien accueilli.
Toutes les scènes portent, sauf celle de l'Expo-
sition, sur laquelle Montléry avait tant compté.
Au mot d'Evelina : a Je m'en bats l'œil, de
ton industrie », Rodolphe réplique : œ Oui, mais
tu oublies l'industrie persane !» et il chante :
De la Perse,
Le commerce
Est toujours très florissant...
Effet nul. Le public ne bronche pas et l'acte
finit froidement.
Mais les scènes suivantes sont plus goûtées
19^ SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
et après le second acte Fortunatus vient dire
à son directeur qu'il a vu le schah de Perse
applaudir frénétiquement le quadrille des
dames de Mabille.
Montléry juge alors que le moment est
venu d'aller présenter ses hommages à Sa
Majesté.
Il passe un habit, il se rend à la « loge im-
périale », il frappe discrètement; il entre...
O surprise !
Le maître de la loge, celui que tout le monde
prend pour le schah de Perse, n'est autre que
l'individu qu'il a aperçu dans le salon du pre-
mier ministre, l'homme aux bottes et à la fac-
ture...
Montléry se trouble, mais très poliment,
pour ne pas froisser les hôtes de Sa Ma-
jesté :
— Pardon, monsieur! comment se fait-il...
Vous êtes donc autorisé à occuper la loge?
— Cette loge-là ? répond l'homme aux bot-
tes. C'est le domestique qui nous l'a donnée.
— Quel domestique ?
— Vous savez bien ? pelui à qui vous avez
parlé...
— Son Excellence ?
— Ah ! oui, vous avez cru ?... Moi aussi... Il
vait fait tant d'embarras en entrant dans mon
UN GALA AUX FOLIES-PLASTIQUES. igS
magasin... Mais nous nous sommes expliqués
quand vous avez été parti ; il ne savait pas que
les bottes coûtaient cinquante francs; je les ai
reprises et il m'a donné la loge pour me dé-
dommager.
— Pour vous dédommager!...
Montléry, furieux, va faire un éclat... mais
à la vue du public tourné vers l'avant-scène,
de ce nombreux public qui est venu pour voir
le schah de Perse et qui ne reviendra plus
s'il apprend qu'on l'a mystifié, le directeur
des Folies-Plastiques maîtrise son indignation.
Souriant au bottier :
— Je comprends, dit-il... c'est un malen-
tendu... un simple malentendu... excusez-moi
de vous avoir dérangé.
Et il se retire en saluant ostensiblement
pour que le public reste bien convaincu de
l'immensité du personnage auquel Montléry
est venu rendre visite.
Le directeur est sorti de la loge; il peut en-
fin donner un libre cours à son émotion...
lorsqu'il aperçoit Brossard :
— Qu'est-ce que vous faites là ? s'écrie-t-il.
— Moi, monsieur!... J'attends!
— Quoi?... qu'est-ce que vous attendez?
— Vous m'avez dit de me tenir aux ordres
de Sa Majesté; alors...
. pyjiipp, ';lBi.K. ■a-* * « ■ w — '::::tyi»i ■ . -'n--*'
194 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
— C'est bon ! retournez au contrôle !
— Mais, monsieur...
Re-TOUR-NEZ au CONTROLE !
Brossard s'enfuit épouvanté.
Montléry, se contenant, traverse les cou-
loirs, passe devant les ouvreuses d'un air in-
différent, et arrive dans les coulisses... Tout
le monde se précipite au-devant de lui ; on l'in-
terroge :
— Eh bien?... vous l'avez vu'i*
— Oui... oui... fait Montléry en essayant de
s'esquiver.
Séricourt l'arrête :
— Comment a-t-il trouvé notre couplet ?
— Très joli... nous le couperons.
— Oh !... vous voulez couper...
— Et mon ouverture ? demande le chef d'or-
chestre.
— J'étais gentille, n'est-ce pas? fait une des
moissonneuses.
Montléry veut échapper à toutes ces ques-
tions; il s'élance sur la scène :
— Allons ! place au théâtre !
Et apostrophant deux petites figurantes qui
sont restées devant le trou de la toile :
— Vous ne m'avez pas entendu, vous là-
bas?
L'une des figurantes se retourne :
UN. GALA AUX FOLIE S- PLAST IQUES. igS
— Nous regardons le schah.
Elles regardent le schah ! Ce mot met le
comble à la fureur de Montléry; il est au bout
de ses forces, il faut qu'il éclate :
— Ah ! vous regardez le schah !... Je vous
en donnerai, moi, du schah!. .^ Roblot, vous
leur collerez cinq francs d'amende !
Les petites pleurent :
— Oh! monsieur!...
Mais le féroce directeur n'entend plus rien,
et d'une voix frémissante de colère :
— Cinq francs d'amende ! répète-t-il, cinq
francs d'amende!... ça leur apprendra à re-
garder le schah !
LE MARIAGE D'ANTONIA
— Antonia, des Délassements-Lyriques?
— Mais oui !
— L'ancienne maîtresse de Gaston de Rive-
saltes ?
— Elle-même.
— Celle qui était avec Flambardet et qui
l'avait quitté pour le petit Morsalin ?
— Parfaitemjent.
— Est-cequ'elle n'a pas vécu avec Evariste?
— Je crois bien ! c'est lui qui l'a lancée.
— Elle a connu aussi le marquis de la Roche-
Langlevif ?
— Oh ! il y a longtemps !
— Et elle se marie ?
— De demain en huit.
— Pas possible !
C'était possible, pourtant ; c'était même
vrai. Antonia allait devenir la femme légitime
d'un a homme établi », un nommé M. Ovide
Praberneau, marchand de bois à Melun.
M. Praberneau ne venait à Paris que lorsque
198 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
ses aifaires l'y obligeaient absolument, et, dans
ce cas, il s'arrangeait toujours de façon à être
rentré chez lui le jour même. Mais il lui arriva
une fois de n\anquer le train de six heures ; il
avait faim, il prit le parti de rester à Paris, d'y
dîner et d'aller voir ensuite la Sirène de Bou-
gival, cette fameuse Sirène qui attirait tant de
monde aux Délassements-Lyriques, et dont il
connaissait déjà les principaux airs pour les
avoir entendu jouer par tous les pianos de
Melun. M. Praberneau se rendit donc aux Dé-
lassements... et n'en sortit plus.
Antonia l'avait littéralement enivré..
C'est qu'aussi elle était bien charmante,
l'actrice chargée du petit rôle de la bouque-
tière dans la Sirène de Bougival, un rôle dont
personne n'avait voulu d'abord et qu'elle-
même n'avait accepté que pour <t être quelque
part ». Après l'échec de Romulus, Antonia
n'avait plus revu Gaston de Rivesaltes, et
comme elle ne voulait pas rentrer aux Folies-
Plastiques, elle s'était décidée à embrasser dé-
finitivement la carrière de l'opérette, en si-
gnant l'engagement qu'on lui proposait aux
Délassements-Lyriques. Cent-vingt francs par
mois, ce n'était guère, mais, comme son nou-
veau directeur le lui avait fait observer, on
la remarquerait là beaucoup plus qu'ailleurs.
LE MARIAGE D ANTONIA. 199
Et on la remarqua, en effet, et tout de
suite !
Quand elle parut pour la première fois dans
son délicieux costume dessiné par Robida, ce
fut un a; ah ! » général d'admiration. Le gros
Rudolsheim, qui ne craignait pas, à l'occa-
sion, de donner le la du succès, lança de sa
voix sonore un a Prafo ! » suivi aussitôt de
quelques applaudissements ; d'autres specta-
teurs crièrent <t Chut ! » mais la cause de l'ac-
trice était gagnée. Antonia, enhardie par cet
accueil . flatteur, s'avança en souHant, salua
gentiment à droite et à gauche, et entonna le
couplet suivant :
C'est la petite bouquetière
Qui vient trouver les amateurs;
Ne repoussez pas sa prière,
Messieurs, achetez-lui des fleurs!
Si vous avez trop du bouquet
Acceptez au moins un œillet;
Car la petite bou.
Car la petite bou,
Car la petite bouquetière
Aurait vraiment bien du malheur,
Si vous ne preniez pas sa fleur.
Ce couplet, dit avec un air ingénu qui le ren-
dait on ne peut plus piquant, produisit un effet
énorme. Ajoutez que la musique était très
aoo SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
agréable et ne ressemblait nullement à celle
qu'on avait entendue depuis le commencement
de l'acte. On cria his; Antonia redit son cou-
plet avec la même ingénuité, mais en accen-
tuant cette fois le temps indiqué au dernier
vers :
Si vous ne preniez pas... sa fleur.
Elle laissa tomber ces deux mots en bais-
sant les yeux, et comme le public riait de plus
belle, elle le regarda avec une expression
étonnée qui voulait dire : « Eh bien, quoi?
Qu'est-ce que vous avez? je ne comprends
pas.... »
Le succès se changea en triomphe ; les ap-
plaudissements éclatèrent de tous côtés ; le
gros Rudolsheim, debout au milieu de l'or-
chestre, criait de plus en plus fort : <t Prafo !
prafo!» et le jeune Gontran Souchard, frémis-
sant d'émotion, ne cessait de se tourner vers
ses amis en répétant : « C'est une Théo, mon
cher ! une vraie Théo ! »
Antonia détermina ainsi le succès de la Si-
rène de Bougival, laquelle -Sirène , assez mal
accueillie au début, excita, à partir de l'entrée
de la bouquetière, les transports qui devaient
la conduire jusqu'à sa cinq cent trentième
représentation. De plus, et très heureusement
LE MARIAGE D ANTONIA.
pour elle, la petite bouquetière ne revint pas
après cette scène ; de sorte qu'elle garda son
succès et que M. Adolphe Beauvisage put dire,
en rendant compte de la pièce et en louant sa
principale interprète : a On a vivement ap-
plaudi, à côté de madame Bolduc, une jeune
actrice qui, dans un rôle trop court — ceci
s'adresse à vous, M. Ferdinand du Chesne ! —
a fait preuve de qualités sérieuses. Mademoi-
selle Antonia, connue surtout jusqu'à présent
par ses succès incontestables de jolie femme,
s'est révélée hier sous le double aspect — réel-
lement sympathique — d'une chanteuse nuan-
çant avec goût et d'une comédienne pleine de
tact et de finesse. Si mademoiselle Antonia
veut travailler, il y a en elle l'étoffe d'une ar-
tiste d'avenir. Qu'en pensez-vous, M. Chau-
moncel? »
M. Chaumoncel (le directeur des Délasse-
ments-Lyriques) ne pouvait penser qu'au mal
qu'il s'était donné pour inculquera Antonia cet
air de parfaite ingénuité qui lui avait valu son
succès; et M, Ferdinand du Chesne, l'auteur
si malicieusement mis en cause par Adolphe
Beauvisage, aurait pu répondre que le rôle de
la bouquetière avait dû être écourté aux répé-
titions, par suite de l'insuffisance notoire de
son interprète.
202 SCENES DE LA VTE DE THEATRE.
Quant à la question d'avenir, elle était déjà
résolue. Le jour même de son succès, un des
amis d'Antonia lui avait présenté au foyer des
Délassements - Lyriques un monsieur très
distingué qu'on n'avait pas revu depuis. Mais
le bruit courait au théâtre que ce monsieur
s'était lié plus intimement avec l'aimable
actrice. On ignorait d'ailleurs son nom ; tout
ce qu'on savait, c'est que le monsieur devait
être marié, car on l'avait aperçu un soir dans
une loge du rez-de-chaussée avec deux dames
très bien mises, une jeune et une vieille ; et
Flambardet avait remarqué que, la jeune dame
s'étant penchée en avant de la baignoire, au
moment de l'entrée d'Antonia, le monsieur
s'était rejeté vivement en arrière.
A partir de ce jour aussi — le jour de son
succès — Antonia ne fut plus la même per-
sonne. Soit qu'elle eût pris au mot les éloges
d'Adolphe Beauvisage et qu'elle se considérât
comme vraiment fiancée à l'art, soit que sa
situation à l'égard du monsieur dont on ne
savait pas le nom l'obligeât à plus de réserve,
elle cessa d'être la « bonne fille » que tout
Paris avait connue. On ne la vit plus aux
courses, aux premières, à toutes ces réunions
recherchées des demi-mondaines parmi les-
quelles les chroniqueurs avaient longtemps
LE'MARIAGE d'aNTONIA. 2o3
marqué sa place. D'ailleurs elle n'avait pas
encore manqué une seule représentation de la
Sirène de Bougival; et cette Antonia qui s'était
rendue célèbre autrefois, au temps où elle jouait
les Princesses du macadam, par ce petit mot
adressé à son directeur : « Tu sais, mon petit,
il fait trop chaud aujourd'hui pour que j'aille
me trémousser devant tes banquettes ! » cette
même Antonia, convertie désormais à une vie
régulière, chantait scrupuleusement tous les
soirs :
C'est la petite bouquetière, etc.
Et presque tous les soirs, un coupé très som-
bre l'attendait à la sortie du théâtre; un valet
de pied, très sombre également — et très muet,
car on avait essayé vainement de le œ faire
causer » — ouvrait la portière du coupé ; An-
tonia, enveloppée d'un voile épais, passait
vivement devant les curieux, se jetait dans
la voiture et disparaissait au galop de deux
grands chevaux noirs.
Il y avait plus d'un an qu'Antonia menait
cette existence, autrement dit, pour mieux
préciser, on en était à la trois cent quatre-
vingtième représentation de la Sirène de Bou-
gival, lorsque M. Praberneau fut frappé du
2o4 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
coup de foudre dont il ne devait pas se
relever.
Notez que ce coup de foudre était absolu-
ment spontané — ce qui, du reste, est le
propre des coups de foudre. M. Praberneau
n'alJait jamais au théâtre, lisait à peine les
journaux et ne connaissait même pas de nom
l'artiste qui l'avait si vivement impressionné.
Il interrogea l'ouvreuse.
— Pardon, madame, dit-il très ému, com-
ment appelez- vous la personne qui joue le rôle
de la petite bouquetière ?
L'ouvreuse regarda Praberneau et vit qu'elle
avait affaire, non à un mauvais plaisant, mais
à un brave spectateur qui brûlait véritable-
ment du désir d'être renseigné.
Elle répondit :
— C'est mademoiselle Antonia...
Et comme Praberneau demandait si c'était
une a actrice en réputation » :
— Pour ce rôle-là, oui monsieur, fit l'ou-
vreuse. Elle a un très grand succès.
— On l'applaudit autant tous les soirs ?
— Oh ! ce n'est rien, cela, monsieur ! Nous
sommes à la trois cent quatre-vingtième; alors,
vous comprenez? on commence à se relâcher...
Mais si vous étiez venu les premières fois...
c'est là que vous auriez entendu applaudir!...
LE MARIAGE d'aNTONIA. ao5
Et des bouquets ! ! ! elle en recevait presque
autant que madame Bolduc !
— Elle est très courtisée ?
— Oh ! oui ; mais, vous savez, c'est comme
si on chantait...
La figure du marchand de bois s'illumina.
— Elle est sage?
— Sage... si vous voulez ; je ne prétends pas
qu'elle ait droit à un prix de vertu... dame,
vous savez ce que c'est... dans les théâtres...
— Oui... oui... je sais, fit M. Praberneau
d'un air entendu.
— Mais enfin, reprit l'ouvreuse, c'est une
femme qui se tient très bien. On dit qu'elle a
quelqu'un...
— Ah!
— Oui... un monsieur très comme il faut,
paraît-il, et dans une belle position... Moi, je
ne le connais pas, mais une de mes collègues
l'a vu : c'est un brun, d'une cinquantaine d'an-
nées, très sec...
M. Praberneau fit un geste d'impatience :
— Je ne vous demande pas...
— Sans doute, monsieur... reprit l'ouvreuse;
aussi, ce que je vous en dis, c'est dans l'intérêt
de mademoiselle Antonia.
— Vous la connaissez ?
— Très peu, mais on a beaucoup parlé
12.
2o6 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
contre eJle et je ne trouve pas cela juste...
Certainement, mademoiselle Antonia n'est
pas à l'abri d'un reproche... elle est comme
tout le monde; elle s'est un peu amusée... on
est enfant, on ne connaît pas la vie... Mais
aujourd'hui, il n'y a rien à dire... elle se con-
duit encore mieux que toutes les autres et, au
moins, elle fait du bien autour d'elle...
— Elle est charitable ?
— Oh! oui, monsieur, très charitable...
Ainsi, tenez, dernièrement, une de nos col-
lègues a été mise à pied pendant huit jours
pour n'avoir pas rendu ses contremarques...
Ce n'était pourtant pas de sa faute ! vous
pouvez demander... c'est une femme très mé-
ritante... Madame Gondois, qu'elle s'appelle,
et avec cela très malheureuse, sa fille venait
justement d'accoucher... des gens qui n'ont
pas un sou... enfin, la vraie misère ! Eh bien,
quand mademoiselle Antonia a su cela, elle a
parlé au contrôleur en chef pour faire lever la
mise à pied, et elle a envoyé un billet de cinq
cents francs à madame Gondois.
— Cinq cents francs !
— Oui, monsieur... et c'est ce qui me fait
dire qu'on peut raconter tout ce qu'on voudra
contre mademoiselle Antonia, il n'en est pas
moins vrai qu'elle a des sentiments.
LE MARIAGE D ANTONIA. loj
La sonnerie du foyer annonçant la fin de
l'entr'acte interrompit cette conversation.
M.Praberneau regagna sa stalle et se prépara
vainement à revoir la petite bouquetière. Nous
vous avons dit qu'elle n'était que du premier
acte.
Alors, M. Praberneau revint le lendemain...
puis le surlendemain... puis les jours suivants.
Il était pris.
Pourquoi? comment? par suite de quelles
circonstances ? Ah ! voilà ! Je constate le- fait
sans l'expliquer; tout ce que \e peux dire,
c'est qu'après avoir entendu vingt ou vingt-
cinq fois les couplets de la petite bouquetière,
M. Praberneau envoya à Antonia un bracelet
accompagné du billet suivant :
Mademoiselle,
a Si ma présence assidue au troisième rang
de l'orchestre ne vous a pas déjà fixée sur les
sentiments que vous m'avez inspirés, per-
mettez-moi de vous les exprimer en vous adres-
sant avec cette lettre un faible témoignage de
ça a sympathie.
» J'aurais voulu vous envoyer des fleurs, mais
elles pâliraient à côté de celles que vous portez
avec tant de grâce et ne vous rappelleraient
205 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
pas assez longtemps l'homme que vous avez
captivé !
3> Daignez donc accepter ce simple souvenir
de la part de celui qui se dit, mademoiselle,
Votre plus fervent admirateur,
» Paul de Praberville. »
Hôtel des voyageurs, rue de Lyon, près de la gare,
chambre n" 4.
M. Praberneau avait adopté ce nom et ce
domicile pour les besoins de l'entreprise hardie
qu'il méditait. Malgré ce que lui avait dit l'ou-
vreuse sur la vertu d'Antonia, il pensait que
celle-ci ne serait pas insensible à l'hommage
d'un spectateur qui l'applaudissait tous les
soirs avec un enthousiasme si visible. Plu-
sieurs fois, la petite bouquetière s'était tournée
de son côté en lui décochant son plus gracieux
sourire et, sans être trop présomptueux, l'ar-
dent marchand de bois pouvait espérer qu'il
n'avait pas déplu. Après tout, il était bel
homme, il n'avait que trente-huit ans... Pour-
quoi cette actrice, si sage qu'elle fût, se serait-,
elle montrée plus réservée que la femme de
l'inspecteur des fortifications, une femme
connue dans tout Melun pour la sévérité de
LE MARIAGE D ANTONIA. 209
ses principes et qui n'avait pas craint de jeter
tous ces principes par-dessus bord pour venir
le trouver, lui Praberneau, alors qu'il ne son-
geait nullement à elle?
Praberneau, c'est-à-dire M. Paul de Praber-
ville attendit donc une réponse à sa lettre et
même... qui sait?., la visite d'Antonia venant
lui dire en personne, comme la femme de l'in-
specteur des fortifications : J'ai compris que
vous m'aimiez... me voici... prenez-moi!
Il ne reçut que le billet suivant :
a Monsieur,
5> Je n'accepte pas de cadeau des personnes
que je ne connais pas.
» Agréez mes civilités,
» Antonia. 3>
Et, avec ce billet, l'écrin qui l'avait provoqué.
Praberneau, très dépité, écrivit une autre
lettre pour protester de la pureté de ses inten-
tions. Mademoiselle Antonia s'était étrange-
ment méprise ; Praberneau n'avait pas cru l'of-
fenser en exprimant une admiration toute res-
pectueuse; son bouquet — car il persistait à ap-
peler ainsi ce que mademoiselle Antonia pre-
nait pour un cadeau — son bouquet s'adressait
12.
2IO SCENES DE LA VIE DE THEATRE,
non à la femme dont il connaissait les senti-
ments élevés, mais à l'artiste qui interprétait
avec tant de talent les heureuses productions
de nos musiciens français : ce n'était pas
l'offre d'un adorateur vulgaire, c'était l'hom-
mage d'un dilettante éclairé, etc..
Antonia ne répondit pas.
Cette seconde lettre fut suivie d'une troi-
sième, d'une quatrième, d'une cinquième...
Antonia ne répondit pas davantage.
Il fallait en finir.
Prabemeau se présenta un matin chez
l'actrice, comme envoyé par le directeur des
Délassements-Lyriques. La femme de chambre
d'Antonia le fit entrer dans le salon et courut
prévenir sa maîtresse. Celle-ci à la vue de
l'importun qu'elle reconnut tout de suite pour
son « admirateur du troisième rang » eut un
geste de colère :
— Que voulez- vous, monsieur? dit-elle.
L'honnête marchand de bois s'attendait bien
à un accueil quelque peu sévère, mais il ne se
représentait pas la petite bouquetière sous cet
aspect de Diane effarouchée. Il balbutia :
— Mon Dieu! mademoiselle... je voulais...
Antonia le regarda froidement :
— Vous vouliez m'exprimer votre amour
n'est-ce pas?
LE MARIAGE D AXT0NIA.
— Oh! mon amour... c'est-à-dire...
— C'est-à-dire ce qui en tient lieu... un petit
dîner au Café anglais, une promenade en voi~
ture, deux ou trois bijoux et un billet de cinq
cents francs par-ci, par-là...
Praberneau rougit :
— Oh! mademoiselle!... loin de moi, la pen-
sée...
— Pas de billet, alors?
Le pauvre homme ne savait déjà plus où il
en était ; cette brusque question le déconcerta
complètement. Il s'embrouilla :
— Si!... non!... je veux dire... ou plutôt..^
enfin...
Antonia haussa les épaules.
— Enfin, vous supposiez que je serais trop
heureuse de faire votre connaissance?
— Pardon!... j'espérais...
— Eh bien, mon cher monsieur, vous vous
êtes trompé... Je ne suis pas du tout... oh!
mais du tout!... la femme que vous croyez...
— Mais, mademoiselle, je vous jure...
Antonia poursuivit : •
— Je ne sais pas ce qu'on a pu vous dire
contre moi...
Praberneau voulut protester.
— Oh! reprit l'actrice avec vivacité, je
connais mes camarades, allez ! Il suffit qu'un*
212 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
femme se tienne bien pour qu'aussitôt on lui
jette la pierre... Si je menais la vie de telle ou
telle que je ne veux pas nommer, tantôt avec
l'un, tantôt avec l'autre, et trois ou quatre en
même temps, on n'aurait pas assez d'éloges
pour moi... Mais cette existence-là ne me va
pas; je ne suis plus une petite fille; quand
j'ai rencontré une personne qui me plaît et qui
me témoigne des égards, je n'ai pas besoin de
courir ailleurs... surtout quand je n'ai rien à
désirer comrne en ce moment-ci. Voilà juste-
ment pourquoi on m'en veut! ... Demandez à
Blanche d'Annecy si elle n'a pas essayé de me
faire perdre ma position !
Praberneau, étourdi par ce flux de paroles,
se raccrocha au dernier mot entendu :
— Blanche d'Annecy? fit-il.
— Oui, reprit Antonia.
Et regardant Praberneau bien en face :
— Qui sait? dit-elle brusquement... c'est
peut-être elle qui vous envoie.
Praberneau, ahuri, ouvrit de grands yeux :
— Plaît-il?
Mais Antonia, toute à sa pensée, continua :
— La combinaison ne serait déjà pas si
bête !... On ne serait pas fâché de pouvoir dire
à la personne qui s'intéresse à moi : « Vous
savez? votre Antonia... cette femme si fidèle?
LE MARIAGE D ANTONIA. 2l3
£h bien, elle reçoit un M. de Praberville qui
lui envoie des bijoux!... »
Cette fois, l'honnête marchand de bois com-
prit à peu près ce qu'Antonia voulait dire, et
bondissant :
— Oh! mademoiselle! s'écria-t-il... made-
moiselle! comment pouvez- vous croire que
moi, Praberneau...
Il se reprit :
— ... Que moi, Praberville, je serais assez
infâme... assez indélicat... assez... Oh!...
Antonia fut touchée de cette indignation
qui ne trouvait plus de termes pour s'exprimer,
et, adoucissant sa voix :
— Eh bien, non! fit-elle... non! je ne le
crois pas.
Praberneau respira bruyamment :
— A la bonne heure!... parce que... parce
que...
Et le mot lui manquant encore, il essuya
son front ruisselant de sueur,
Antonia n'avait pas besoin, d'ailleurs, d'une
autre protestation pour être convaincue que
le pauvre homme n'avait pas trempé dans la
noire machination dont elle accusait Blanche
d'Annecy. Mais elle ne pouvait perdre le béné-
fice du beau mouvement oratoire qui avait si
vivement ému Praberneau, et voulant rester .
2l4 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
intéressante, elle prit un ton triste et doux :
— Vous n'avez pas voulu me blesser, mon-
sieur... je le vois à présent... mais avouez
qu'une femme dans ma position est bien à
plaindre!
— Pourquoi? fit Praberneau.
L'actrice continua :
— Exposée sans cesse à des déclarations
quelle ne peut éviter, vivant dans un monde
où l'inconduite est considérée comme une
obligation...
— Oh!
— Je vous dis ce qui est, monsieur! Nous
n'avons pas le droit d'être honnêtes, nous
autres, et quand nous le sommes, on ne veut
pas l'admettre!...
Praberneau se récria :
— Qui vous fait supposer?...
— Eh! monsieur, seriez- vous venu chez,
moi, si vous aviez pensé que je serais d'un
abord difficile?
— Permettez!...
— Mais vous vous êtes dit : c'est une actrice,
c'est une femme qui a un amant...
Praberneau devint très rouge :
— J'ignore...
— Eh bien, oui ! répliqua Antonia d'une voix
vibrante, c'est vrai! j'ai un amant!... mais
LE MARIAGE d'anTOXIA. 2l5
personne ne peut dire que je l'ai trompé,
entendez-vous? personne!
Cette affirmation jetée à la tête du pauvre
marchand de bois l'embarrassa plus encore
que tout ce qu'il venait d'entendre. 11 ne savait
que répondre, et pourtant il ne pouvait laisser
Antonia sous le coup d'une suspicion dont elle
semblait souffrir si cruellement. Depuis qu'il
l'écoutait, il se sentait pris pour elle d'une
sympathie croissante; sa conversation avec
l'ouvreuse lui revenait à l'esprit; la bonne
opinion qu'il avait conçue d'Antonia se forti-
fiait de tous les témoignages d'honnêteté dont
elle l'accablait depuis une demi-heure, et la.
petite bouquetière Jui apparaissait maintenant
comm.e une victime de l'injustice et de l'im-
moralité des temps modernes.
Après être resté quelques instants silen-
cieux, dominé par les sentiments qui se com-
battaient en lui, Praberneau regarda Antonia
et d'un ton pénétré :
— Eoutez, mademoiselle! s'écria- t-il... vous
me jugez mal... je ne vous considère pas du
tout comme vous le dites... bien au contraire!
je sais ce que vous valez... je vous estime...
je vous respecte... et je ne demande qu'à être
votre ami... rien que votre ami !
Antonia se taisait.
ai6 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Pour commencer, fit-il avec eftort, il faut
que je vous avoue une chose : je ne m'appelle
pas Praberville.
— Comment?...
— Je m'appelle Praberneau... Ovide Pra-
berneau... je suis marchand de bois à Melun.
— Ah! fit Antonia avec une petite moue dé-
daigneuse.
Praberneau continua :
_ Je fais de bonnes affaires; j'ai vingt-cmq
mille francs de rente....
Et comme Antonia allait l'arrêter :
_ Je vous dis cela, ajouta-t-il, pour vous
montrer que je ne vous cache rien... J'ai toute
confiance en vous; vous pouvez donc avoir
confiance en moi...
L'actrice prit la parole :
_ Enfin, dit-elle, qu'espérez-vous?
_ J'espère, répondit le marchand de bois,
que vous accepterez mon amitié, que vous me
permettrez de venir ici...
Antonia l'interrompit vivement :
_ Oh ! non !... pas ici !... c'est impossible...
je ne suis pas libre.
— Mais en ami? rien qu'en ami !
— Oh! non! non! il n'y a pas moyen...
Je ne peux même pas recevoir mes camara-
des!...
LE MARIAGE D ANTONIA. 217
La figure de Praberneau prit une expres-
sion désolée :
— Mais enfin! quand on veut vous voir...
— On ne me voit pas.
— Ah!
— C'est comme cela! Je vous l'ai dit : je
mène une existence très retirée; en dehors de
mon théâtre, je ne m'occupe de rien, je ne
vais nulle part, je ne vis absolument que pour
la personne avec qui je suis liée.
— C'est une triste existence ! murmura le
marchand de bois.
— En effet, répliqua Antonia; ma vie n'est
pas toujours d'une gaieté folle, mais jusqu'à
nouvel ordre je ne peux pas en changer.
Et regardant son interlocuteur fixement :
— Ce n'est pas ce que vous me conseillez, je
suppose ?
Praberneau se troubla :
— Cela dépend, répondit-il... vous pouvez
rencontrer...
L'actrice sourit :
— Vous connaissez beaucoup de gens qui
dépenseraient soixante mille francs par an
pour les beaux yeux d'une femme ?
Praberneau fit un bond.
— Non! non! s'écria- t-il vivement... je ne
prétends pas,..
i3
ai8 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Vous voyez bien, mon cher monsieur,
reprit Antonia en soupirant, que je n'ai pas
Je droit de vous entendre.
Cette résistance opiniâtre ne pouvait que
surexciter la passion du marchand de bois.
— Alors, s'écria-t-il avec l'accent du déses-
poir, il faut que je renonce au bonheur de vous
contempler ?
— Vous pouvez me contempler au théâtre î
— Dans la Sirène de Bougival?... Hélas!
je ne vous y ai que trop vue... puisque c'est
là que vous m'avez ensorcelé.
— Que voulez-vous?... Je ne peux pourtant
pas vous donner de rendez-vous autre part,
et à moins de nous rencontrer dans ma fa-
mille...
Praberneau parut surpris :
— Dans votre famille?...
— Mais certainement ! Pourquoi n'aurais-je
pas de famille?... J'en ai une... chez ma tante,
une brave femme qui est mercière à Vau-
girard, rue de la Procession... J'y vais de
temps en temps, le dimanche, quand je suis
libre. . Ça vous étonne?
--Du tout.
— Je ne fais pas d'embarras, moi ! Je ne suis
pas comme tant d'autres qui rougissent de
leurs parents... Ma tante est dans une posi-
LE MARIAGE D ANTONIA. 219
tion modeste, c'est vrai ; mais c'est une hon-
nête femme... et je ne crains pas d'aller m'as-
seoir dans son arrière-boutique. Vous n'avez
qu'à y venir : vous m'y verrez !
— Je ne me permettrais pas...
— Pourquoi pas ?... Ma tante est une per-
sonne très convenable... elle se nomme
madame Balizan... elle est veuve d'un lieute-
nant de dragons, un très bel homme, tué à
Solférino... elle vous recevra très bien.
— Si vous m'autorisez...
— Sans doute ! puisque ma tante sera là '
Oh! si ma tante ne devait pas y être, ce serait
autre chose...
Et comme Praberneau, abasourdi, se tai-
sait:
— Eh bien ! vous ne me remerciez pas ?
— Si fait! comment donc! Je suis ravi...
En disant cela,, le marchand de bois voulut
prendre les mains de l'actrice ; mais celle-ci
les retira vivement :
— Un instant!... C'est à la condition que
vous vous tiendrez tranquille! Si vous com-
mencez déjà à n'être pas raisonnable...
— Je le serai...
— A la bonne heure!
Et regardant Praberneau avec sentiment :
— De cette façon, ajouta- t-elle,nous pourrons
Î20 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
nous voir sans crainte et au moins nous aurons
la satisfaction de rester honnêtes !
Puis, lui tendant la main en souriant :
— Allons ! à bientôt, mon ami !
Praberneau se retrouva dans la rue sans
savoir comment il y était descendu. Il était
réellement bouleversé. Ces paroles gracieuses
succédant à un accueil si brutal, l'assurance
avec laquelle Antonia exprimait les sentiments
les plus opposés, tant de candeur unie à une
liberté de langage presque cynique, ses scru-
pules et ses calculs, le monsieur aux soixante
mille francs, la tante de Vaugirard, le lieute-
nant tué à Solférino, tout cela était bien fait
pour troubler une cervelle déjà ravagée par
trente représentations de la Sirène de Bou-
gival. Praberneau ne comprenait phis rien, ne
voyait plus rien, ne savait plus rien, si ce n'est
que la pelite bouquetière était encore mille
fois plus séduisante à la ville qu'au théâtre...
Et deux jours après, il avait fait la connais-
sance de madame veuve Balizan et pleurait
avec elle l'excellent époux que cette digne
femme avait malheureusement perdu.
Antonia arriva, vêtue simplement d'une
petite robe de cachemire qui dessinait à mer-
veille sa taille élégante.
LE MARIAGE D ANTONIA. 221
L'entrevue des deux nouveaux amis fut char-
mante et digne en tous points de figurer dans
la bibliothèque des romans dits d'éducation.
Le mot d'amour ne fut pas prononcé une seule
fois et madame Balizan, qui assistait à l'en-
tretien, s'étant éloignée pour vacfuer à quelques
soins de ménage, Antonia quitta immédiate-
ment le canapé où elle avait pris place avec
Praberneau, pour aller s'asseoir près d'une
fenêtre ouverte.
Ils parlèrent de tout, excepté de ce qui pou-
vait passionner l'ardent rharchand de bois. Et
avec quelle délicatesse A.ntonia évita de nom-
mer le monsieur qu'elle était obligée de faire
intervenir dans ses récits ! Il n'était question
que d'un être vague et impersonnel. « On était
parti] avant-hier, mais on devait revenir ce
soir; on ne se doutait pas qu'elle était à Vau-
girard; on avait voulu l'empêcher de sortir;
071 lui avait fait une scène; on avait reconnu
ses torts; on avait apporté une parure qui
valait au moins dix mille francs, etc. » Ce on
avait fait toutes sortes de choses qu' Antonia
narrait avec une égale discrétion.
Quant au pauvre Praberneau, la moindre ga-
lanterie lui était absolument interdite. Il avait
déposé sur la cheminée de l'arrière-boutique une
magnifique botte de roses; Antonia le gronda
222 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
et refusa d'emporter ce bouquet, elle ne vou-
lait qu'une simple fleur... et encore!
Le dimanche suivant, ce fut bien pis. Comme
Praberneau tirait de sa poche un écrin
renfermant deux petites boucles d'oreilles,
deux simples' fleurs garnies de brillants, An-
tonia se montra véritablement contrariée
et déclara qu'elle n'accepterait pas ces bi-
joux.
— Mais je les ai fait faire exprès pour vous,
fit le pauvre amoureux; c'est un simple sou-
venir, ça n'a pas de' valeur!
— Peu importe! répondit l'actrice, vous con-
naissez nos conventions : je ne veux rien, abso-
lument rien.
— Soit, je saurai cela désormais ; mais, pour
cettefois, prenez mes boucles d'oreilles! Qu'est-
ce que vous voulez que j'en fasse?... Je ne
peux pas les mettre !
Antonia tourna cette difficulté.
— Donnez-les à ma tante, dit-elle simple-
ment.
La tante accepta et, Praberneau continuant
à apporter des présents qu' Antonia s'obstinait
à refuser, ce fut la bonne dame qui hérita
de tous les objets qu'on destinait à sa nièce,
sans compter ceux qu'elle recevait pour elle-
même; car la veuve du lieutenant de dragons,
m^ti^f
LE MARIAGE d'aNTONIA. ll'i
ne se trouvant pas comme l'actrice a dans une
situation délicate », n'avait aucune raison de
s'opposer aux «c politesses ■» du marchand de
bois. C'est ainsi que madame Balizan s'enrichit
successivement d'un magnifique cachemire, de
six couverts d'argent, d'une armoire à glace...
que sais-je? et sa nièce s'étant avisée un jour
de railler plaisamment la simplicité du logis
où elle était reçue, trouva, la semaine suivante,
l'arrière-boutique de la rue de la Procession
complètementtransformée. Praberneau l'avait
fait meubler par un grand tapissier du boule-
vard. Antonia sourit... mais elle continua à re-
fuser tous les cadeaux.
Plusieurs dimanches se passèrent ainsi. Pra-
berneau arrivait un peu après midi et guettait
le passage de l'omnibus qui s'arrêtait au coin
de la rue pour laisser descendre Antonia. L'ac-
trice était heureuse de venir en petite bour-
geoise, d'abandonner pour un instant le coupé,
les deux grands chevaux et le cocher anglais
de monsieur Ox. Elle longeait la rue, elle en-
trait dans la boutique de la mercière... et c'est
alors que commençaient ces causeries « ami-
cales» au sortir desquelles l'innocent marchand
de bois s'en retournait de plus en plus enflammé.
Et que disait-on, àMelun, pendant ce temps-
■'wmmmmimimimimmmr
224 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
là? Que devenait ce chantier où Praberneau,
successeur de son père, avait passé trente-huit
années d'une existence jusqu'alors irrépro-
chable? •
On ne l'y voyait presque plus; il expédiait
ses affaires dès le matin et partait à dix heures
pour Paris afin d'apercevoir, du fond d'un
fiacre, Antonia, se rendant à sa répétition. S'il
rentrait l'après-midi à Melun, c'était pour
repartir presque aussitôt. Quant à ses soirées,
elles étaient toutes retenues d'avance, et les
habitués du café du Commerce, grands ama-
teurs du jeu de dominos, avaient fini par re-
.noncer à une certaine « revanche » que Pra-
berneau leur devait depuis six semaines. Les
absences nocturnes du marchand de bois se
produisaient si fréquemment que personne ne
s'en inquiétait ; elles étaient même prévues : le
premier commis avait ordre, au cas où le feu
prendrait au chantier, d'envoyer une dé-
pêche à l'orchestre des Délassements-Lyri-
ques!
M. Praberneau était devenu le « Persan » du
théâtre; avec cette différence que le fameux
Persan dont je veux parler se montrait le
même soir à l'Opéra et à l'Opéra-Comique,
tandis que notre marchand de bois ne quittait
plus la stalle dans laquelle il s'était incrusté.
LE MARIAGE d'aNTONIA. îîS
Il savourait toujours avec délices les couplets
de M. Ferdinand du Chesne et lorsque Antonia
arrivait aux trois derniers vers :
Car la petite bouquetière
Aurait vraiment bien du malheur,
Si vous ne preniez pas sa fleur...
l'infortuné spectateur éprouvait dans tout
son être un frémissement prolongé.
Sa raison n'y tint plus. . . ou du moins, comme
il se l'expliqua à lui-même, sa raison triompha
de tous les préjugés qu'elle battait en brèche
depuis six semaines. Praberneau finit par se
dire qu'il aurait bien tort de refuser le bonheur
qui s'offrait à lui. Puisque Antonia, vouée à
une fidélité sans exemple, voulait « rester hon-
nête » pourquoi ne remplacerait-il pas, par des
liens plus sacrés encore, ceux qui attachaient
cette fière héroïne à là personne de monsieur
On. C'était une actrice, une femme sans prin-
cipes? Quelle calomnie ! Praberneau savait
là-dessus à quoi s'en tenir. Combien de vertus
soi-disant éprouvées auraient résisté comme
la sienne aux attaques dont elle avait été l'ob-
jet? Les femmes mariées qu'il connaissait
étaient-elles aussi attachées à leurs devoirs;
et trouverait-il, parmi les jeunes filles qu'on
i3.
226 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
lui proposait en mariage; une ménagère com-
parable à cette artiste adulée qui avait renon-
cé volontairement aux plaisirs de la société
parisienne pour se consacrer à une existence
d'ordre, de travail et d'économie? Et comme
elle était bonne, douce, gracieuse ! Comme elle
aimait sa tante! Ah! ma foi, tant pis! qu'on
l'en blâmât ou non, il l'épouserait... Après tout,
il était maître de ses actions, il n'avait plus de
parents, il ne devait rien à personne... On
pouvait bien dire tout ce qu'on voudrait... Et
puis on ne dirait rien... Antonia n'était pas
connue àMelun; elle quitterait le théâtre, elle
s'installerait au chantier... de cette façon, les
clients ne se plaindraient plus de n'y trouver
personne... et puis...
Et puis. . . toutes ces raisons-là ne signifiaient
rien : Praberneau était fou d'Antonia; il la
voulait... elle devait être à lui.
C'est pourquoi le lendemain dimanche, jour
de la 450™" représentation de la Sirène de
Bougival, Ovide Praberneau, pâle et vêtu de
noir, demanda en tremblant à la petite bouque-
tière si elle consentirait à devenir sa femme.
Vous croyez peut-être qu'Antonia parut sur-
prise ou joyeuse de cette proposition?
Ni joyeuse, ni surprise. Elle resta quelques
instants absorbée dans ses réflexions, puis re-
LE MARIAGE d'ANTONIA. 227
gardant Praberneau avec une expression toute
mélancolique :
— Mon pauvre ami ! dit-elle, notre bonne
affection ne pourra donc pas durer?
Praberneau faillit tomber de stupeur.
— Sans doute! reprit Antonia; la demande
que vous venez de me faire va changer forcé-
ment la nature de nos relations ; vous com-
prenez que je ne pourrai plus recevoir comme
ami un homme qui se sera posé ouvertement
en prétendu!...
Le marchand de bois devint livide.
— Rassurez-vous ! ajouta-elle. Je n'ai encore
dit ni oui, ni non... Je vous demande huit
jours pour réfléchir; dans la situation oîi je
suis, il me faut bien cela !
C'est en effet ce qu'il lui fallut.
Huit jours après, la petite bouquetière
revit Praberneau chez madame Balizan.
— Eh bien, c'est convenu! dit-elle. Je vous
épouse... Voici ma main.
Et comme le pauvre homme, radieux, se
précipitait pour couvrir de baisers cette petite
main chérie :
— Mais n'oubliez jamais une chose ! s'écria
solennellement Antonia : c'est que c'est vous
qui me l'aurez demandée !
NP
iwnpuiHiii. .■niuip
228 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
II
La nouvelle du prochain mariage d'Antonia
était très commentée au foyer des Délasse-
ments-Lyriques.
— Moi, disait Clara Peltier, je trouve qu'elle
a tort.-
— Pourquoi?
— On sait ce qu'on perd; on ne sait pas
ce qu'on retrouve.
Ces paroles dites d'un ton dogmatique ayant
causé un certain étonnement, Clara Peltier
éprouva le besoin de les expliquer en les sou-
lignant :
— Certainement, reprit-elle; Antonia perd
beaucoup.
— Ah ! fit quelqu'un, vous voulez parler de
ce monsieur avec qui elle est?
— Sans doute!
— Qu'est-ce qu'il lui donnait donc?
A cette question brutale, Clara tressaillit,
et brusquement :
— Est-ce que je le sais, moi, ce qu'il lui
donnait?
— Dame... vous auriez pu...
— J'aurais pu le savoir, n'est-ce pas ? Je vais
peut- être m'informer de ce que mes camarades
LE MARIAGE D ANTONIA. 229
reçoivent OU ne reçoivent pas... Je vous trouve
encore bon, vous!
— Mais, ma chère...
— Ah ! tenez ! c'est révoltant ! II n'y a qu'ici
qu'on entende des choses pareilles!!...
Ce cri d'indignation trouva dans l'auditoire
un écho sympathique. On blâmaunanimement
l'indiscret personnage qui l'avait soulevé. Mais
on ne pouvait arrêter la conversation au point
où elle en était; il fallait qu'elle suivît son
cours.
Blanche d'Annecy corrobora la déclaration
de Clara Peltier en disant que le monsieur aban-
donné par Antonia devait être excessivement
riche. Elle ne le connaissait pas plus que son
amie, mais le silence gardé à cet égard par la
première intéressée lui paraissait significatif.
Pourquoi Antonia avait-elle caché si longtemps
une liaison dont tant de femmes se seraient
enorgueillies ? Pourquoi ce monsieur ne venait-
il jamais au théâtre et pourquoi ne le voyait-
on jamais chez Antonia quand, par hasard. Ma-
dame vous faisait l'honneur de vous recevoir?
Tout simplement parce qu'elle avait peur qu'on
ne le lui soufflât, son monsieur. Il fallait donc
qu'il fût plusieurs fois millionnaire.
Et comme on rappelait que le monsieur en
question était marié :
a3o SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— La belle raison ! s'écria Blanche d'Annecy.
Est-ce que nous n'en connaissons pas toutes,
des hommes mariés? Ce sont les plus entre-
prenants.
— Alors, fit Rose Lys, si ce monsieur est si
riche, pourquoi Antonia le quitte-t-elle ?
— Mais, d'abord, êtes-vous sûr qu'elle le
quitte?
— Oh! voyons!...
— Eh bien, quoi? Ce ne serait pas la pre-
mière fois qu'on verrait une femme se marier
dans ces conditions-là !
— Certainement, dit Juliette Ardouin qui
se piquait d'une certaine force en histoire —
elle avait failli être institutrice — les rois fai-
saient toujours épouser leurs maîtresses par
de grands seigneurs!
Blanche d'Annecy, encouragée par ce témoi-
gnage historique, allait poursuivre ses impu-
tations... Flambardet l'arrêta.
— Pardon! ma chère... dit-il gravement.
Je n'ai pas à prendre la défense de mademoi-
selle Antonia, ni delà personne qu'elleépouse...
— Je ne les accuse pasi
— Pardon! vous accusez cette personne que
je ne connais pas... et que je ne tiens pas à
connaître...
— Eh bien, alors !
LE MARIAGE d'aNTONIA. 23 r
— Laissez-moi parler... Vous accusez cette
personne d'une action infâme...
— Moi !
— Vous insinuez qu'elle accepte un marché
honteux...
— Du tout! j'ai dit seulement...
— Eh bien, permettez-moi de vous répondre,
ma chère Blanche...
Ici, Flambardet prit un temps.
Tout le monde se tut ; on sentait que l'acteur
allait dire quelque chose de décisif...
Il reprit :
— Permettez-moi de vous répondre... que
vous êtes un peu trop prompte en paroles !
Blanche, écrasée, baissa la tête.
Voilà les effets que produisait Flambardet
quand il était sous l'empire d'un sentiment
vrai. La commotion fut générale... Ses enne-
mis eux-mêmes durent reconnaître qu'il avait
touché juste; la fermeté de son accent n'avait
été égalée que par la dignité de son attitude,
dans ces circonstances particulièrement délica-
tes. On n'ignorait pas, en effet, que Flambardet
avait été l'amant d'Antonia et l'on remarqua
avec quel tact il avait évité, en parlant de son
mariage,deprononcerlenomdeM.Praberneau.
Cet incident détermina une réaction en fa-
veur d'Antonia.
232 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Flambardet a raison, s'écria impétueuse-
ment Sophie de la Tournelle. Il n'y a rien à
dire contre Antonia.. Tout ce qu'on raconte
est faux. D'abord, elle a rompu avec son mon-
sieur.
— Vous en êtes sûre?
— Très sûre. C'est fini... archi-fini!
L'incorrigible Blanche d'Annecy ne put ré-
primer un sourire d'incrédulité.
— Comment le sais-tu? dit-elle à Sophie.
— Comment je le sais? Par ma coutu-
rière. On lui a fait dire d'apporter tous ses
comptes.
— Qui s'élevaient à...?
— Dix-sept mille francs.
— Et elle a été payée?
— Net.
— C'est joli, fit Juliette Ardouin.
— Et je ne vous parle que de la couturière...
reprit Sophie, mais vous pensez bien que ce
monsieur a eu d'autres notes à payer, sans
compter ce qu'il a remis à Antonia de la main
à la main.
— Pourtant, si c'est elle qui a rompu...
— Raison de plus! Est-elle naïve, cette Ju-
liette! Vous ne savez donc pas qu'il n'y a rien
qui attache un homme comme de savoir qu'on
veut le quitter?
LE MARIAGE d'aNTONIA. a'i3
La vérité de cet aphorisme frappa surtout
Blanche d'Annecy.
— Qu'est-ce que je disais! s'écria-t-elle
d'une voix triomphante. On m'a donné tort
tout à l'heure... 11 ne fallait pas toucher à ma-
demoiselle Antonia... je l'accusais... pauvre
petite femme!., c'était indigne... on n'avait ja-
mais vu cela... Et, pour changer, vous en-
tendez Sophie !
— Oui, dit le premier régisseur qui venait
d'entrer au foyer, eh bien?
— Le monsieur d' Antonia payera tout ce
qu'on voudra...
— C'est possible... et puis après?
— Après?
Blanche d'Annecy regarda fixement le ré-
gisseur, pour s'assurer qu'il ne se moquait pas
d'elle ; et poursuivant :
— Vous admettez qu'une femme comme
Antonia renonce à une position pareille ?
— Pourquoi pas?
La placidité du régisseur désarma Blanche
d'Annecy. Elle le considéra quelques instants
avec un air de profonde, d'immense pitié;
puis, du ton le plus doux :
— C'est bien, mon ami, dit-elle... vous avez
absolument raison. J'aurais dû être convaincue
plus tôt des vertus exceptionnelles de mademoi-
1î34 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
selle Antonia... Je vous demande pardon... je
vous demande mille fois pardon.
Et Blanche se rassit sans ajouter un mot.
Il y a des causes qu'on ne discute pas.
Mais il était dit que ce soir-là les sentiments
purs seraient en honneur au foyer des Délas-
sements-Lyriques.
— Ma foi ! fit Rose Lys, je ne vois pas pour-
quoi une actrice n'aurait pas le droit de se
marier aussi bien qu'une autre femme.
— 11 y a des femmes mariées qui ne valent
pas les actrices, ajouta Sophie de la Tour-
nelle.
— Pour sûr ! dit Juliette Ardouin.
— Je le sais bien, répliqua Clara, et je suis
persuadée que du jour où Antonia sera devenue
madame Praberneau elle se tiendra mieux que
personne et c'est pour cela que je me demande
si elle ne serait pas plus heureuse en restant
comme elle est. ^
— Pourquoi?
— Parce qu'elle est libre de faire ce qu'elle
veut... tandis qu'une fois mariée elle ne s'ap-
partiendra plus.
— Ah! dame!...
— Et qui sait si ce M. Praberneau sera aussi
gentil pour elle que celui qu'elle quitte?
— On dit qu'il l'adore.
LE MARIAGE d'aNTONIA. a35
— Ce n'est pas une raison.
— Alors, vous la blâmez de se marier? ,
— Je ne la blâme pas; je dis que c'est sca-
breux, voilà tout.
Le régisseur intervint.
— Scabreux ou non, fit-il, je trouve qu'une
femme doit toujours quitter l'inconnu pour le
connu... Or, voyez- vous, mesdames, les amou-
reux, c'est bel et bien,... mais c'est l'inconnu!
— Ça dépend! dit une voix.
Le régisseur se tourna vers l'auteur de cette
interruption. C'était une ancienne soubrette
réduite à l'emploi des duègnes et qui vivait
depuis vingt-sept ans avec le journaliste qui
avait prôné ses débuts.
Le régisseur s'inclina et reprit :
— Je ne parle pas pour vous, madame Brus-
quin! Votre cas est différent... Vous êtes
comme mariée.
— Je pourrais l'être!... Marins m'a proposé
vingt fois de m'épouser!
— Je lésais bien. Aussi, je ne m'adresse pas
à vous; c'est à ces dames...
Sophie de la Tournelle éclata de rire.
— Vous voulez que nous suivions l'exemple
de madame Brusquin?
— Non, rha chère enfant...
— Eh bien, vous êtes poli !
336 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Vous ne me comprenez pas... Je veux
dire simplement...
— Quoi? qu'est-ce que vous voulez dire?...
— Je veux dire que si vous rencontriez un
mari, vous auriez tort de ne pas le prendre.
Juliette Ardouin interrompit :
— A la condition qu'il nous plairait!
— Naturellement; sans cela...
Blanche d'Annecy s'était levée :
— Alors, fit-elle du ton le plus ironique,
c'est un mariage d'amour?
— Il paraît.
— Et peut-on sa voir où madame Praberneau
va passer sa lune de miel?
— Dans le pays de son mari... à Melun.
— Le pays des anguilles !
— Comment?
Blanche d'Annecy haussa les épaules :]
— Tenez ! dit-elle, voilà l'effet que vous me
faites !
Ses camarades, directement atteintes par ce
blâme muet, allaient répliquer... mais le ré-
gisseur éleva la voix.
— Allons, mesdames... le troisième acte
va commencer... En scène, mesdames, en
scène!
Et tout le monde quitta le foyer.
LE MARIAGE d'aNTONIA. 237
III
Sophie de la Tournelle ne s'était pas trop
avancée en prenant la défense d'Antonia. Il
était bien vrai que la petite bouquetière avait
rompu définitivement avec le monsieur dont
personne ne savait le nom et si cette rupture
n'avait pas fait plus de bruit au théâtre, c'est
qu'après -comme avant Antonia s'était ren-
fermée dans cette discrétion diplomatique qui
exaspérait si fort Blanche d'Annecy. Celle-ci
dut se contenter des suppositions avec les-
quelles ses camarades se plaisaient à entre-
tenir sa jalousie et Sophie elle-même, qui se
vantait quelquefois de recevoir les confidences
d'Antonia, ne put ajouter qu'un renseignement
à ceux qu'elle tenait déjà de la couturière :
dans un moment d'abandon, son amie lui
avait avoué que le personnage en question
K s'était conduit comme un vrai gentil-
homme ».
Par exemple, tout le monde .put remarquer
que le coupé mystérieux n'attendit plus An-
tonia à la sortie du théâtre; et du jour où la
nouvelle de son mariage fut officielle, l'actrice
vint accompagnée d'une vieille dame qu'elle
présenta à quelques-unes de ses camarades :
liippppnntip
a38 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Ma tante ! dit-elle.
La tante salua et alla s'asseoir dans un coin
de la loge où elle se tint toute la soirée sans
adresser la parole à personne, pas même à
l'habilleuse. Elle avait évidemment reçu des
instructions précises à cet effet.
N'importe ! cette réserve fut prise en très
bonne part et Sophie de la Tournelle déclara
que la tante d'Antonia avait des « façons on
ne peut plus distinguées ».
Comment en vint-on à raconter que cette
respectable dame était une ancienne maîtresse
de Charles X? C'est ce que je ne saurais dire.
Il y a des bruits qui, nés ainsi on ne sait où
ni pourquoi, s'accréditent avec d'autant plus
d'autorité, et celui-ci qui n'avait aucune raison
d'être ne contribua pas peu à augmenter la
considération acquise tout de suite par ma-
dame Balizan.
La digne mercière accompagna sa nièce
tant qu'elle joua, c'est-à-dire jusqu'au jour du
mariage, l'engagement d'Antonia ne devant
être rompu qu'à cette époque. Praberneau au-
rait bien voulu que sa future femme renonçât
plus tôt aux pompes du théâtre, mais celle-ci
n'avait pas eu de peine à lui faire comprendre
que c'était impossible, bien qu'il eût offert de
payer lé dédit stipulé.
LE MARIAGE d'aNTONIA. a'ic^
— La question du dédit est à part, avait
répondu Antonia. Vous paierez le dédit, puis-
que vous le devez, mais il ne s'agit pas de
cela. Mon directeur a toujours été très gentil
pour moi; je ne veux pas le mettre dans l'em-
barras, et je l'y mettrais si je le quittais brus-
quement. 11 faut que je lai laisse le temps de
trouver quelqu'un qui soit en état de me rem-
placer... Certainement, il ne manque pas d'ar-
tisteâ à Paris, mais mon rôle ne peut pas être
joué par une actrice quelconque...
Cette suprême raison ayant convaincu Pra-
bérneau, il demanda à suivre sa fiancée sur le
théâtre, mais celle-ci se récria :
— Pourquoi? dit-elle vivement. Vous vous
défiez de moi ?
— Oh! quelle idée !
— Alors, je ne vois pas pourquoi vous m'ac-
compagneriez. Vous n'êtes pas un homme de
théâtre, vous n'avez pas accès dans les cou-
lisses, vous auriez l'air de me surveiller... ce
serait ridicule!
Praberneau n'insistant pas, Antonia prit un
ton plus doux.
— D'ailleurs, ajouta-t-elle, n'ai-je pas ma
tante?
L'honnête marchand de bois retourna donc
au troisième rang de l'orchestre d'où il con-
2,'lO SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
tinua à applaudir, avec l'émotion inquiète d'un
fiancé, celle dont il n'était autrefois que le plus
fervent admirateur. Il eut ainsi la joie de con-
stater qu'Antonia gagnait de plus en plus la
faveur du public. L'annonce de son mariage
avait ranimé autour d'elle un courant de curio-
sité très favorable à la Sirène de Bougival et
le secrétaire du théâtre avait très habilement
profité de cette circonstance pour envoyer aux
journaux une petite note dans laquelle il con-
statait a le regain de succès obtenu par l'opé-
rette quatre fois centenaire des Délassements
Lyriques ».
Il y avait même eu, à ce sujet, une petite
polémique entre Adolphe Beauvisage et l'un
des rédacteurs de la Mouche théâtrale.
Adolphe Beauvisage avait publié ceci dans
ses échos de coulisses :
a Un mariage artistique à l'horizon!
5) Une de nos plus brillantes et de nos plus
sympathiques .étoiles des théâtres de genre,
mademoiselle A'**, va s'échapper prochaine-
ment du firmament où elle venait de prendre
place, pour se livrer aux douceurs de la vie
conjugale.
» C'est un riche propriétaire d'une des grandes
villes du centre, M. P***, qui est jesponsable
de cette infidélité faite à l'art... et au succès!
LE MARIAGE D ANTONIA. U/JI
» Nous n'avons pas le droit de lui refuser
nos félicitations... — mais il nous permettra
d'y joindre quelques regrets !
» La carrière de mademoiselle A'** s'annon-
çait sous des auspices trop heureux pour qu'on
put prévoir un si brusque dénouement.
T> Enfin, nous nous consolerons en pensant
que l'aimable actrice a réalisé l'idéal de son
rôle... — puisqu'elle a pu placer toutes ses
fleurs! »
Ces lignes ayant été reproduites « sous
toutes réserves » par la Mouche théâtrale,
Adolphe Beauvisage tomba dans une colère
que ses amis les plus chers furent impuis-
sants à conjurer. Il prit sa plume des grands
jours et écrivit :
» Un de nos confrères s'approprie, suivant
son habitude et sans en indiquer la source, —
cet effort lui eût trop coûté! — la nouvelle que
nous avons publiée hier au sujet d'un mariage
dont nous étions seul, dans la presse, à avoir
connaissance.
a Par un sentiment de discrétion qui s'ex-
plique de lui-même, — quand on est à même
de le comprendre! — nous avions évité de
prononcer le nom de mademoiselle A*'*; de
sorte que notre confrère, nous supposant sans
doute mal informé, a cru devoir joindre à la
14
242 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
reproduction littérale de notre texte, cette
rubrique prudente : sous toutes réserves.
■t) Ce procédé, dont nous ne voulons pas nous
faire juge, nous oblige à compléter nos pre-
miers renseignements en apprenant à la Mou-
che théâtrale — avec la garantie de notre si-
gnature, qu'elle ne récusera pas, espérons-
le ! — que l'actrice en question est mademoi-
selle Antonia des^ Délassements-Lyriques...
» Et nunc crudimini, cher confrère ! »
C'est ainsi que la nouvelle du mariage d' An-
tonia parvint à son ancien ami, Gaston de
Rivesaltes. On se rappelle peut-être qu'après^
l'insuccès de sa tentative dramatique, le sym-
pathique auteur de Romulus avait dû faire
partie d'un voyage d'exploration au pôle nord.
Mais au lieu de s'embarquer sur l'Atlantique,
comme le Moniteur des coulisses l'avait an-
noncé, le sympathique auteur s'était tout sim-
plement retiré en province, dans sa famille, où
il avait pansé de son mieux les blessures faites
à son amour-propre littéraire, et les plaies
encore saignantes de l'héritage paternel.
Quand il revint à Paris au bout d'un an, il
s'abstint d'aller voir Antonia. Le souvenir de
ses dépenses le poursuivait encore, et comme
il ne pouvait plus en supporter de semblables,
il craignait d'être obligé de s'embarquer se-
I.E MARIAGE d'aNTONIA. 243
rieusement cette fois pour les régions arc-
tiques.
Cependant le fin profil d'Antonia revenait
souvent dans ses rêves et quand il apprit que
l'actrice allait se marier, il ne résista pas au
désir d'aller voir jouer cette pièce où on la
disait si charmante.
Il y alla, le pauvre jeune homme, et il fut
charmé comme tout le monde, — plus que
tout le monde! Les couplets de la petite bou-
quetière produisirent sur lui une impression
qui n'aurait pu être comparée qu'à celle dont
Praberneau allait bientôt être victime. Décidé-
ment, ces couplets étaient irrésistibles.
Comme Praberneau, Gaston sortit enthou-
siasmé à la fin du premier acte, mais plus
heureux que lui, il put en sa qualité a d'au-
teur » pénétrer dans les coulisses où le mar-
chand de bois n'était pas admis.
Il se dirigea vers la loge de l'actrice et frappa
discrètement.
— Qui est là? cria une voix.
Gaston ne répondant pas (il était très ému),
Antonia ouvrit vivement la porte et reconnut
son ancien amant.
— Vous ! fit-elle.
Mais la petite bouquetière était habituée à
ces sortes de rencontres et le premier moment
mmimmmifii'mmwmmmmmt^^^'^^fmf'mtmmmm'mmim'^
244 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
de surprise passé, elle reçut Gaston avec une
aisance pleine de cordialité.
— Entrez donc! dit-elle. Je suis bien con-
tente de vous voir... Qu'est-ce qui me procure
le plaisir de votre bonne visite ?
L'auteur de Romulus balbutia quelques
compliment^ :
— Je suis dans la salle... Je vous ai applau-
die... Vous jouez comme un ange...
— N'est-ce pas? reprit Antonia... Le rôle me
va bien... Voilà ce qu'il me fallait, voyez-vous!
un bon rôle... Celui-là est tout à fait dans mes
cordes... Ce n'est pas comme celui de la ves-
tale, dans notre malheureuse pièce... Étais-je
assez mauvaise, mon Dieu! Et dire que je ne
m'en rendais pas compte! Ma parole ! il a fallu
qu'on me sifflât trois fois de suite... car on
nous a siffles, mon pauvre ami, et joliment
encore!... Mais, pardon! je vous fais de la
peine 1
— Du tout! ily a longtemps que j'ai oublié...
— Vous avez raison... Il ne faut plus penser
à ces choses-là... Qu'est-ce que vous avez fait
depuis? Sophie m'a dit quelle vous avait ren-
contré l'autre jour au Prytanée... Est-ce que
vous avez une autre pièce?
— Pas le moinsdu monde. J'ai renoncé com-
plètement...
LE MARIAGE d'aNTONIA. 2'|5
— Vous avez bien fait. Ce n'était pas voire
atîaire, voyez-vous. Vous êtes un homme du
monde, vous n'êtes pas tenu d'écrire des piè-
ces; c'est bon pour ceux qui y sont forcés.
Gaston voulut changer de conversation.
— Eh bien, et vous? dit-il avec un sourire
contraint, vous renoncez aussi au théâtre, à ce
qu'il paraît?
— Ah! on vous a raconté?... C'est vrai; je
me marie dans huit jours, j'épouse un brave
homme qui est tombé amoureux de moi... et
pour le bon motif, comme vous voyez. Je crois
qu'il me rendra heureuse. Ah! dame, il n'a ni
vos manières, ni votre esprit... il sent un peu
sa province; c'est justement ce qui m'a plu...
Vous riez? Moi aussi, j'ai l'air de rire... Je suis
dans un jour de gaieté et le plaisir de revoir un
vieil ami comme vous me met de bonne hu-
meur. Mais je ne suis pas ainsi avec tout le
monde, il s'en faut! On dit même souvent que
je fais ma tête... On a tort : je ne fais pas ma
tête; seulement, je ne plaisante plus comme
autrefois... Ah! j'ai changé, allez! depuis que
nous ne nous sommes vus. Je suis devenue
une femme sérieuse... Et savez- vous com-
ment? Vous ne devineriez jamais : c'est à la
suite de cette visite que nous avons faite en-
semble à la vente de Maria Hurel!
14.
mmm. '\ m iwipuiij,,iii ^mmmmmmitimtimm^mm
246 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Maria Hurel !... Une rousse?
— Oui... vous vous rappelez? On avait fait
un tapage énorme autour de cette vente; les
meubles seuls avaient rapporté, disait-on, cent
cinquante mille francs... Ah! bien oui ! Quinze
jours après, Maria venait m'emprunter deux
louis.
— Allons donc !
— J'ai donné les deux louis qu'elle ne m'a
pas rendus, comme de juste, mais j'ai fait des
réflexions. J e me suis dit que les femmes étaient
bien bêtes de faire tant d'embarras, pour être,
après cela, à la merci d'une pièce de vingt
francs!...
— Le fait est...
— Et c'est alors que j'ai commencé à chan-
ger d'existence. Vous veniez justement de par-
tir... Je suis entrée ici, où j'ai fait la connais-
sance d'une personne dont on vous a peut-être
parlé ?
— Non!
— Vous auriez pu savoir... quoique je n'aie
jamais dit... C'est un homme du monde... très
riche, très posé... vous devez le connaître... je
crois qu'il fait partie de votre cercle.
— C'est possible, mais...
— Du reste, il ne s'agit pas de lui, puisque
je l'ai quitté. Dieu sait pourtant s'il aurait
LE MARIAGE d'aNTONIA. 24?
voulu me retenir! Mais je n'ai pas cédé... et il
n'a pas insisté non plus. Oh! c'est une justice
à lui rendre : il a été parfait. Il a compris qu'il
n'avait pas le droit de me faire manquer la po-
sition qui m'était offerte. Sans doute, celle
que j'avais avec lui était plus brillante; mais
c'est un homme marié ; il ne pouvait s'engager
pour l'avenir. Dans ma nouvelle position, au
contraire, l'avenir est garanti; mon mari a
largement de quoi vivre, sans compter ce qu'il
gagne dans son commerce; j'ai de mon côté
quelques petites économies; avec cela je n'au-
rai plus aucun souci et je pourrai mener la vie
régulière que j'ai toujours rêvée.
— Et vous ne regretterez pas...
— Quoi? mon théâtre? J'y ai du succès au-
jourd'hui ;mais vous connaissez le public : on
lui plaît aujourd'hui, on lui déplaît demain.
Mes camarades ? sauf deux ou trois, elles me
détestent et seront enchantées de me voir par-
tir. Il n'y aura que les bons amis comme vous
que je regretterai... eh bien, je leur garderai
un bon souvenir et j'espère qu'ils ne m'oublie-
ront pas tout à fait...
— Oh! ma chère Antonia...
Gaston allait achever sa phrase, lorsque la
voix du garçon de théâtre se fit entendre dans
le couloir :
mam^m'^mpf^'^
248 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE,
— Mesdames!... le deuxième acte!
Antonia fit un saut :
— Le deuxième acte?... déjà! II y a long-
temps que je devrais être partie...
Elle se tourna vers le jeune homme.
— C'est votre faute, s'écria-t-elle gaiement...
Vous me faites bavarder depuis une heure...
Allons, filez vite! que \e me déshabille...
En disant cela, l'actrice le poussa doucement
vers la porte, et comme Gaston, silencieux,
hésitait à sortir, elle lui tendit la main :
— Adieu! fit-elle... à moins que je ne vous
revoie avant le grand jour. C'est mardi. Si
d'ici là, vous avez occasion de venir me dire
un petit bonjour, vous serez le bienvenu.
Et elle referma la porte sur lui.
L'auteur de Romulus resta quelques instants
dans le couloir, en proie à une émotion dont il
ne se rendait pas très bien compte.
Mais il faut croire que le lendemain il avait
vu clair dans ses sentiments, car il se repré-
senta dans la loge dAntonia un peu avant
l'heure où la petite bouquetière entrait en
scène.
11 poussa la porte entrebaillée et surprit
l'actrice, au moment où elle ajustait son cor-
sage.
Antonia poussa un cri.
LE MARIAGE d'aNTONIA. a^g
— Déjà vous! fit-elle... mais je ne suis pas
habillée!
— Raison de plus ! répondit cavalièrement
Gaston d,e Rivesaltes.
Et avec une hardiesse qui avait dû être pré-
méditée, il appliqua un baiser sur l'épaule à
demi couverte de la jeune femme.
Celle-ci se redressa, scandalisée ;
— Ah non!... fit-elle... pas cela!
Gaston resta saisi ; elle continua :
— Je vous ai reçu hier loyalement, en ami,
parce que je vous considérais comme un
homme d'honneur... mais si vous me prenez,
vous, pour ce que je ne suis pas...
— Ma chère amie...
— Oh! il n'y pas œ d'amie » qui tienne... Les
confidences que je vous ai faites auraient dû
vous prouver que j'ai droit à quelque estime;
si vous ne le sentez pas, j'en suis fâchée pour
vous...
— Mais enfin...
— Non! mon cher, non! On ne se conduit
pas ainsi avec une honnête femme... et si vous
n'êtes pas venu pour autre chose, vous pouvez
vous retirer.
— Écoutez-moi...
Antonia reprit avec calme, mais d'une voix
qui ne souffrait pas de réplique :
aSo SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Veuillez vous retirer.
Gaston se retira.
Et il s'aperçut alors qu'Antonia était plus
charmante que jamais et qu'il ne l'avait jamais
tant aimée.
IV
Le supplice du plus fidèle spectateur de la
Sirène de Bougival touchait à sa fin.
Vingt-quatre heures encore, et Praberneau
allait devenir, à la face de Dieu et devant les
hommes, l'époux légitime de la petite bou-
quetière.
Toutes les formalités nécessaires avaient
été accomplies à la mairie et à l'église. An-
tonia n'avait plus qu'à remettre au curé de sa
paroisse le billet de confession sans lequel le
sacrement n'aurait pas pu lui être conféré.
Par un de ces scrupules honorables qui n'é-
taient pas rares chez elle, Antonia avait voulu
que ce billet fût parfaitement mérité, autre-
ment dit elle avait tenu à se confesser avec
toute la conscience possible.
C'est dans cette intention qu'elle se rendit à
Notre-Dame de Lorette.
Que dit-elle au prêtre? C'est ce que nous ne
LE MARIAGE d'axTOxXIA ' 25 1
saurions révéler. Le secret de la confession
est chose sacrée et, si expansive que se fût
montrée Antonia au sortir de l'église, nous
n'aurions pas cherché à savoir de quelle façon
elle avait ouvert son âme au digne prêtre
chargé d'y porter la lumière... mais nous ap-
prîmes, malgré nous, en traversant le foyer
des Délassements-Lyriques, un détail qui a sa
place marquée dans cette histoire.
— Croirais-tu, ma chère, disait Antonia
à son amie Sophie, que je suis obligée d'y re-
tourner demain matin!
— A l'église?
— Mais oui ! J'ai eu la bêtise de dire au
curé que je jouais ce soir pour la dernière
fois...
— Eh bien, puisque c'est pour la dernière
fois?...
— a Ça ne fait rien, m'a-t-il dit. Je ne peux
pas vous donner Tabsolution quand je sais
que vous allez vous livrer encore à une pro-
fession que l'Église condamne. Jouez ce soir,
puisque votre engagement vous en fait un
devoir; mais revenez demain matin : votre
confession pourra alors être complète et vous
serez purifiée définitivement. »
Et voilà comment Antonia, qui s'était cou-
chée à deux heures du matin, le jour où elle
ippiPiiir
252 SCENES DK I.A VIE DE THEATRE.
joua pour la quatre cent soixante-douzième
et dernière fois la Sirène de Bougival, se leva
six heures après pour se rendre de son pas
léger à Noire-Dame de Lorette,
Une nouvelle épreuve l'y attendait sous les
traits de Gaston de Rivesaltes qui, après
l'avoir suivie à la sortie du théâtre, avait
passé la nuit sous ses fenêtres et se retrouvait
devant elle au moment où elle allait franchir
le seuil de l'église.
Depuis huit jours, la passion du pauvre
garçon s'était manifestée sous toutes les
formes. 11 avait écrit des lettres, il était allé
épancher sa douleur dans le sein compatissant
de Sophie de la Tournelle... Peines perdues!
Antouia était restée inflexible et, comme elle le
disait à son amie, rien ne pouvait la décider à
tromper la confiance de l'honnête Praberneau.
En apercevant Gaston, blanc comme son
plastron — le malheureux n'avait pas quitté
l'habit qu'il portait la veille aux Délasse-
ments — Antonia eut un mouvement de pitié;
mais elle se contint et d'une voix grave et
triste :
— Écoutez, dit-elle à Gaston, je vous assure
que vous me faites beaucoup de peine. Si je
n'avais pas engagé ma parole et si je ne me
considérais pas déjà comme mariée, je serais
LE MARIAGE d'aNTONIA. '3t53
peut-être capable de vous écouter encore...
Mais il est trop tard; dans deux heures, je
serai Madame Praberneau... En ce moment,
on m'attend pour recevoir ma confession su-
prême... Adieu, mon ami; oubliez-moi comme
je vais vous oublier moi-même.
Et ayant dit ces mots, elle entra dans l'é-
glise.
Elle en sortit transfigurée.
La grâce l'avait véritablement touchée de
son aile et c'est avec une ferveur tout à fait
édifiante qu'elle avait promis au curé...
Mais nous avons dit que cet entretien ne
nous appartenait pas.
V
A onze heures précises, deux voitures de
louage entraient dans la cour de la mairie du
IX"^ arrondissement.
Antonia occupait la première avec sa tante
et ses deux témoins : le directeur des Délas-
sements-Lyriques, M. Chaumoncel, et un
ancien officier que la veuve du lieutenant Ba-
lizan avait retrouvé à Vaugirard.
Dans la seconde voiture, M. Praberneau
faisait face au propriétaire de l'Hôtel des voya-
254 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
geurs et à un boutiquier de la rue de Lyon,
qui avait bien voulu remplir, comme son voi-
sin, les fonctions de témoin.
La cérémonie se passa très simplement.
C'est à peine si, en récitant les formules d'u-
sage, le maire fit semblant de remarquer la
future. Madame Balizan eut beau soutenir
qu'il avait souri en prononçant ces mots :
a Mademoiselle Julie Anna Cruchot, consen-
tez-vous à prendre pour époux... etc. », il de-
meura acquis que l'officier de l'état civil s'était
montré digne de ses solennelles fonctions.
En sortant de la mairie, les mariés se diri-
gèrent vers l'église.
La cérémonie religieuse devait avoir, comme
la précédente, un caractère essentiellement
privé. Elle devait s'accomplir dans une chapelle
des bas côtés. Antonia, qui avait revêtu pour
la circonstance une toilette gris perle très
simple, quoique élégante, s'était refusée à
occuper le milieu de l'église.
— Si j'étais en blanc, avait-elle dit, je serais
la première à le demander... mais, dans ma
position, ce serait de mauvais goût !
De même, on n'avait pas envoyé d'invita-
tions; mais les camarades de l'actrice avaient
tenu à être lémoins de son bonheur, ainsi qu'un
assez {jrand nombre de curieux et quelques
LE MARIAGE D ANTONIA.
courriéristes de théâtre qui voyaient dans cette
cérémonie la matière d'un piquant « écho ï>.
L'éghse était donc presque pleine, quand
madame Praberneau y fit son entrée au bras
de l'honnête marchand de bois.
Après la bénédiction, les mariés se rendirent
à la sacristie, et leurs amis les y suivirent.
Parmi ceux-ci, on ne put s'empêcher de
remarquer Flambardet pour le tact dont il ne
se départit pas plus à l'église qu'au théâtre;
alors qu'on prodiguait les embrassements â
la nouvelle mariée et que Sophie, pour ne
citer qu'elle, accablait Antonia de ses ten-
dresses larmoyantes, Flambardet passa ma-
jestueusement devant le couple nouvellement
uni et s'inclinant très bas :
— Madame, dit-il, à Antonia, je vous pré-
sente mes respectueux hommages.
A ce moment, les yeux de Sophie de la
Tournelle se portèrent sur un personnage qui
se dissimulait dans un coin de la sacristie.
C'était ce malheureux Gaston. Le pauvre
jeune homme avait voulu revoir encore une
fois celle qui était définitivement perdue pour
lui, et il la contemplait de loin avec une ex-
pression si douloureuse que la bonne Sophie
en fut touchée. Elle profita d'un moment où
M. Praberneau recevait les félicitations élo-
256 SCÈNES DELA VIE DE THEATRE.
quentes d'Adolphe Beauvisage, pour se pen-
cher à l'oreille de son amie :
— Regarde, dit-elle à Antonia... Il est là,
près de la porte... Comme il est pâle! Ça fait
pitié... Tu devrais lui dire une bonne parole...
Antonia regarda... et se frayant un chemin
à travers le cohue des complimenteurs, elle
alla droit à Gaston de Rivesaltes.
En la voyant s'approcher, le pauvre garçon
faillit s'évanouir. Antonia lui prit la main :
— Écoutez, dit-elle... Je suis une honnête
femme et je ne retire rien de ce que je vous ai
dit : vous ne me ferez pas manquer à mes
devoirs...
Gaston voulut parler.
— Seulement, ajouta-t-elle en baissant la
voix, je veux que mon mari me soit fidèle,
et s'il me trompe... c'est avec vous que je me
vengerai!
UN SECRETARIAT
La scène se passe dans le cabinet de M. Alfred Mor-
salin, secrétaire général du théâtre des FantaisJes-
Comiques.
Il est une heure de raprès-midi.
Louis, le garçon attaché au secrétariat, est seul dans
le cabinet. Il dépose sur le bureau de son chef un
gros paquet de lettres et de journaux
MORSALiN, entrant. — Ah! ah!... ça Com-
mence déjà?
LOUIS. — Oh! oui, monsieur! J'ai eu beau
leur dire qu'on ne donnait plus de places... il
n'y a pas eu moyen de les renvoyer; ils sont
enragés. C'est comme la grosse dame d'hier!...
MORSALIN. — Elle est revenue?
LOUIS. — Je crois bien! Elle était chez le
concierge depuis onze heures; je lui ai dit que
vous ne seriez pas ici de toute la journée.
MORSALIN. — Vous avez bien fait.
LOUIS. — Il y a aussi ce grand qui boite. . . vous
savez bien?... il est venu l'autre jour avec une
1î58 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
dame... je ne me rappelle jamais son nom... il
porte un lorgnon bleu...
MORSALiN. — Ah!... Latorille?
LOUIS. — Oui... c'est cela... Vaborille.
MORSALIN. — Mais il ne boite pas !
LOUIS. — Tiens ! il m'a semblé qu'il boitait.
MORSALIN. — Pas le moins du monde.
LOUIS. — Enfin, ça ne fait rien... Il m'a laissé
une lettre pour vous; elle est là avec les autres.
MORSALIN. — Bon !
Pendant ce colloque, Morsalin a accroché son chapeau
à une patère et a échangé sa jaquette contre une
veste qu'il a prise dans une grande armoire où se
trouvent aussi une cuvette, un pot à eau et divers
objets de toilette. Il referme la porte de l'armoire et
vient s'asseoir à son bureau.
LOUIS. — Vous allez me donner les réponses?
MORSALIN. — Oh! mais non! J'ai autre chose
à faire!... Plus tard, les réponses! Et, vous
savez ? que personne n'entre avant trois heures !
LOUIS. — Bien, monsieur.
Il sort.
MORSALIN. — Je n'aurai jamais le temps de
faire mes échos... (il ouvre quelques journaux.)
Voyons un peu ce que disent messieurs mes
confrères... (Lisant.) a Meilhac et Halévyont lu
hier aux Variétés... » Trop tard, mon bon-
homme! C'est annoncé partout depuis trois
UN SECRÉTARIAT. aSg
jours! (Il prend un autre journal.) a Nous appre-
nons avec plaisir que madame Nilsson ren-
trera prochainement... » Oui... en i885... Sont-
ils naïfs! a Nous sommes en mesure d'affirmer
que Victorien Sardou... » Je crois bien! C'est
moi qui ai donné la nouvelle!... « C'est de la
bouche même de l'éminent auteur... » Par-
bleu! va donc! ne te gêne pas!... « On peut
compter que l'œuvre nouvelle dujeune acadé-
micien... » Le jeune académicien!... Ils m'ont
copié mot pour mot !...
UNE VOIX AU DEHORS. — ... Mais puisque je
suis venu avec lui!
On ouvre la porte.
LA VOIX. — Vous voyez bien!
Chaudfroid apparaît sur le seuil de la porte.
MORSALiN, se levant. — Qu'est-ce qu'il y a
donc ?
CHAUDFROID. — C'cst toH mameluckqui vou-
lait me soutenir que tu n'étais pas là !
MORSALiN. — C'était sa consigne.. J'ai à tra-
vailler., i
CHAUDFROID. — Tiès bien... mais on recon-
naît son monde, alors! Et qu'est-ce que tu
fais de beau ?
MORSALIN. — Oh! pas grand'chose... mon
courrier... As-tu des nouvelles à me donner?
iGo SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
CHAUDFROID. — On dit que Sardou...
MORSALiN. — Connu ! c'est de moi...
CHAUDFROID. — Ah!
MORSALIN. — Ils m'ont tous reproduit, sans
me citer, naturellement. Quelques-uns ont
encore essayé d'arranger la chose, mais For-
tunatus n'a pas pris cette peine; c'est textuel,
mon cher!... mot pour mot!
CHAUDFROID. — Ça ne m'étonne pas. Quand
j'étais au Strapontin, il s'appropriait toutes
mes nouvelles. A propos, tu peux annoncer
qu'on va jouer la Petite Lucrèce aux Bouffes...
Je viens de rencontrer Évariste et Val-
fleury.
MORSALIN, haussant les épaules. — Et ils t'ont
dit?... Mais on ne lajouera jamais, leur pièce !...
CHAUFROiD. — Pourtant...
MORSALIN. — Jamais! Voilà bien deux ans
qu'ils en parlent à tout le monde... personne
n'en veut. D'abord, elle n'est pas faite.
CHAUDFROID. — C'est unc raison...
MORSALIN. — J'en sais quelque chose... Ils
m'ont proposé de ia faire avec eux... Trézard
en était aussi... Ça n'est pas venu; ça ne
viendra jamais.
ROBINET, entrant. — Je ne VOUS dérange pas ?
MORSALIN. — Ah! c'est ce gêneur de Robi-
net. Qu'est-ce que tu veux?
UN SECRÉTARIAT. 261
ROBINET. — Une loge pour ce soir... Y a-t-il
moyen?
MORSALIN. ' — Mais oui!... (Il signe un coupon
et le lui donne.) Tiens!
CHAUDFROiD. — Mâtin! comme tu le gâtes!...
Ça ne va donc pas?
MORSALIN. — Heu!... Nous avons fait huit
cents francs hier.
cHAUDFRoiD. — C'est euçorc trois cents francs
de plus qu'au Prytanée.
ROBINET. — 11 fait si chaud!
MORSALIN. — Oui... eh bien, file !
ROBINET. — Au revoir.
Il sort.
CHAUDFRoiD." — Qucl type !
MORSALIN. — Ah! ne m'en parle pas... J'en
ai plein le dos!
La porte s'ouvre brusquement et une petite femme se
précipitant derrière Morsalin lui bouche les yeux.
LA PETITE FEMME, d'une voix flùtée. — Qui est^
ce?
MORSALIN. — Allons bou ! à l'autre, mainte-
nant !
LA PETITE FEMME, même jeu. — Qui est-Ce?
MORSALIN. — Veux-tu me lâcher !
LA PETITE FEMME. — Pas avaut que tu m'aies
donné deux places.
i5.
j.mmij^ «iii iiMiuMp
262 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE,
MORSALiN. — Tiens!... et fiche-moi la paix!
LA PETITE FEMME. — Oui, mon ange !
Elle l'embrasse et se sauve en riant.
MORSALIN. — J'espère qu'on va me laisser un
peu tranquille, à présent !
LOUIS, entrant. — Monsieur...
MORSALIN. — Qu'est-ce encore?
LOUIS. — C'est un monsieur qui veut vous
parler à toute force... je lui ai dit que vous ne
receviez pas.
MORSALIN. — Eh bien, alors !
LOUIS. — Mais il a tellement insisté... il pré-
tend que c'est pour une affaire personnelle...
voici sa carte.
MORSALIN, examinant la carte. — « Georges de
Serquigny. » Connais pas ! (à Louis.) Faites en-
trer.
CHAUDFRoiD, se levant. — Jeté laisse... je re-
viendrai te prendre tout à l'heure.
MORSALIN. — C'est cela...
Chaudfroid croise près de la porte un monsieur fort
bien mis qui se présente avec un très grand air.
MORSALIN. — Monsieur Georges de Ser-
quigny?
LE MONSIEUR, s'inclinant. — Oui, monsieur.
MORSALIN, lui indiquant un siège. — Veuille
prendre la peine...
UN SECRETARIAT. 263
M. DE SERQUIGNY. — MeFci bien... je ne veux
pas vous retenir longtemps... je sais que vos
instants sont comptés... (Il s'assied.)
MORSALiN. — En effet...
M. DE SERQUIGNY, avec importance. — Voici ce
qui m'amène : je suis représentant de la com-
pagnie la Vigilante, et l'on m'a prié...
>ioRSALiN. — La Vigilante... c'est une com-
pagnie d'assurances?
M. DE SERQUIGNY. — Non, mousieur... non!
Compagnie d'affichages... Nous avons le mo-
nopole de toutes les annonces sur les pontons
des bateaux-omnibus, et à cette occasion...
MORSALIN, brusquement. — Ah! bon !... je com-
prends... mais nous ne faisons pas d'annonces!
M. DE SERQUIGNY, souriant finement — VoUS
pouvez en faire...
MORSALIN. — Non.
M. DE SERQUIGNY. — Votre vojsin M. Tru-
bert nous a pris un abonnement, et il pourra
vous dire que notre système d'affichage
diurne et nocturne...
MORSALIN, sa levant. — C'est inutile, mon-
sieur... Nous n'en avons pas besoin.
M. DE SERQUIGNY. — Je sais bien que vos
succès vous dispensent de toute réclame;
pourtant une publicité intelligemment com-
prise...
264 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
MORSALiN. — Je VOUS dis que nous n'en
avons pas besoin !
M. de Serquigny atiré de sa poche un plan qu'il déploie
sur le bureau de Morsalin.
M. DE SERQUIGNY. — Pcrmettez-moi, au
moins, de vous expliquer en quoi consiste le
système...
MORSALIN, repoussant le plan. — Je le connais.
M. DE SERQUIGNY, souriant. — VoUS m'éton-
nez, car notre monopole...
MORSALIN. — Voyons, monsieur, ne perdez
pas votre temps, et ne me faites pas perdre le
mien !
M. DE SERQUIGNY. — C'est différent... je me
retire, (il replie son plan.) Je vous demanderai
alors de vouloir bien me donner deux places
pour ce soir...
MORSALIN, sèchement. — Impossible.
M. DE SERQUIGNY. — Dcux places quelcon-
ques...
MORSALIN. — Nous n'en donnons pas.
M. DE SERQUIGNY. — Ce n'cst pas ce qu'on
m'avait dit... et, d'après la chaleur, je suppo-
sais...
MORSALIN, agacé. — Ah !
M. DE SERQUIGNY. — Enfin, monsicur... je
n'insiste pas; j'espère être plus heureux une
autre fois... Si vous me permettez de revenir...
UN SECRÉTARIAT. 205
MORSALIN, parcourant des lettres. — Oui...
oui... un autre jour.
M. DE SERQuiGNY. — Au revoir, monsieur...
Il sort.
MORSALIN, seul. — Je n'aurai jamais le temps
de signer mes billets.
Une porte s'ouvre derrière Morsalin. — C'est celle du
cabinet directorial.
LAFERNET, passant sa tète. — Dites-donc, Al-
fred, vous avez envoyé la réclame au Paris-
Cascade ?
MORSALIN. — Je m'en occupe.
LAFERNET. Bon !
La porte du directeur se referme — l'autre se rouvre.
UNE VIEILLE DAME entrant, suivie d'une jaune
fille laide, chétive et mal habillée. ^ — Avance, mon
enfant ; n'aie pas peur.
MORSALIN, levant les 3'eux. — Qu'est-ce que
vous demandez, madame ?
LA VIEILLE DAME. — MonsicuT Alfred Mor-
salin.
MORSALIN. — C'est moi.
LA VIEILLE DAME. — Si VOUS voulcz bien
prendre connaissance...
Elle lui remet une lettre.
MORSALIN, parcourant la lettre à voix basse. —
a66 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
a Mon cher ami, je vous recommande... »
(Haut.) Eh bien, de quoi s'agit-il, madame ?
Il se met à écrire.
LA VIEILLE DAME. — Mon Dieu ! monsieur...
j'ai appris que vous cherchiez une bonne chan-
teuse pour votre nouvelle pièce et comme nous
avons un parent qui est très lié avec votre
ami, nous l'avons prié de vouloir bien...
MORSALiN. — Oui... Vous voudriez faire
engager mademoiselle... (La regardant.) c'est
votre fille ?
LA VIEILLE DAME. — C'est-à-dire, elle est
comme ma fille... c'est moi qui l'ai élevée...
elle est la fille de ma sœur... ses parents ayant
perdu toute leur fortune, je me suis chargée...
MORSALIN. — Bon ! bon ! Où a-t-elle fait ses
études ?
LA VIEILLE DAME. — A Amicus, chcz les
sœurs Saint- Joseph de...
MORSALIN. — Vous uc me comprenez pas. Je
vous parle de ses études musicales... Elle n'a
pas été au Conservatoire ?
LA VIEILLE DAME. — Nou ! mousicur... je
n'ai pas voulu; c'est trop mêlé.
MORSALIN, riant. — Mais ici aussi c'est mêlé!
LA VIEILLE DAME. — Oh! ça ue fait rien,
monsieur, elle s'habituera... Elle a déjà joué
et chanté en public... (Se tournant vers la jeune
UN SECRÉTARIAT. 267
fille.) Voyons, chante à monsieur cet air que
tu nous as dit l'autre jour... tu sais bien?
(Fredonnant.) œ Ah! je ris de me voir si belle en
ce miroir... » Va! n'aie pas peur, monsieur
ne te n;angera pas...
LA JEUNE FILLE. — Mais jc n'ai pas ma mu-
sique !
LA viEiLLEDAME. — Tu n'en as pas besoin...
Allons, va !
LA JEUNE FILLE, chantant d'une voix aiguë :
a Je -voudrais bien savoir quel était ce jeune homme,
» Si c'est un grand seigneur et comment... »
MORSALIN, se retenant de rire. — Cela suffit,
mademoiselle... Je vois ce que vous savez
faire.
LA VIEILLE DAME. — Alors, monsieuT, vous
l'engagez?
MORSALIN, même jeu. — Oh! pas encore!...
Les engagements ne se font pas si vite.
LA VIEILLE DAME. — Mais, mousieur, si vous
avez besoin en ce moment...
MORSALIN. — Non, madame... notre troupe
est au complet... Plus tard, je ne dis pas...
nous verrons...
LA VIEILLE DAME. — Est-ce que vous ne
pourriez pas nous fixer une époque ?
268 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
MORSALiN. — C'est bien difficile... Donnez-
moi toujours votre adresse... on vous écrira.
LA VIEILLE DAME, à la jeune fille. — Alice,
donne une carte à monsieur.
MORSALIN, se levant et prenant la carte. -;- Merci
bien, mademoiselle.
LA VIEILLE DAME. — Vous peusercz à nous,
n'est-ce pas, monsieur?
MORSALIN. — Soyez tranquille.
LA VIEILLE DAME. — Allous-nous-en, Alice...
Monsieur, je vous salue bien.
Elle va pour entrer chez le directeur.
MORSALIN, vivement. — Non !.. l'autre porte !..
à votre droite... (Il va l'ouvrir — la vieille dame
passe devant lui.) Suivez le couloir... c'est cela.
Il va pour refermer la porte.
UN MONSIEUR , entrant. — Pardon ! . . . Monsieur
le secrétaire, s'il vous plaît ?
MORSALIN. — Il n'y est pas !
LE MONSIEUR, surpris. — Mais...
LOUIS, accourant derrière le monsieur et faisant
des signes à Morsalin. — Si! c'est M. Lafernet
qui m'a dit de vous amener monsieur... Mon-
sieur vient réclamer un manuscrit.
MORSALIN, avec humeur. — A quel nom, mon-
sieur?
LE MONSIEUR, — Urbain Haudrian.
UN SECllÉTAR lAT. 269
MORSALix. — Comment ?
LE MONSIEUR. — Haudrian... par une H...
H, a, u... d, r, i, a, n... Haudrian.
MORSALIX, cherchant dans un répertoire. — Je ne
vois pas ce nom là... Quel est le titre de la
pièce ?
LE MONSIEUR. — FiUppo FratelU.
MORSALiN. — Hein ?
LE MONSIEUR, détachant chaque S3llabe. — Fi~
lippo FratelU.
MORSALIX. — Ah ! bon !
Il ouvre un carton et en sort une pile de manuscrits.
LE MONSIEUR. — C'est un acte en vers... de
53 pages... une couverture bleue... (Se précipi-
tant sur un manuscrit.) Tenez... le voilà... (Il le
regarde.) Ah ! non ! (Il le rejette et veut en prendre un
autre...) C'est peut-être celui-là.
MORSALIN. — Laissez-moi chercher, mon-
sieur.
Il bouleverse tous les cartons.
LE MONSIEUR, inquiet. — Vous devez l'avoir,
pourtant.
MORSALIN. — Sans doute... à moins qu'il ne
soit resté chez le directeur.
LE MONSIEUR. — J'en viens !
MORSALIX. — Ou chez le concierge.
LE MONSIEUR. — C'est impossiblc... Il y a
270 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
plus d'un an que je l'ai déposé... Je suis déjà
venu trois fois... On m'a dit qu'on avait dû le
lire.
MORSALiN. — Enfin, monsieur, je n'ai pas le
temps de le chercher en ce moment-ci... Si
vous voulez bien repasser...
LE MONSIEUR. — C'est que j'ai aussi une
pièce en quatre actes : BiancaLorbano... Pour-
riez-vous voir...
MORSALIN. — Non, monsieur... Je n'ai pas le
temps... Repassez ou écrivez.
LE MONSIEUR. — Bien, monsieur... Je repas-
serai.
Il va pour entrer chez le directeur.
MORSALIN, vivement. — Non! l'autre porte...
à votre droite.
LE MONSIEUR. — Ah ! pardon !..
Il salue et sort.
MORSALIN. — Il faudra que je fasse enlever
cette porte-là !
LOUIS. — Vous n'oubliez pas mes répon-
ses, monsieur? Le couloir est déjà plein de
monde.
MORSALIN. — Attendez un peu... Je vous
appellerai.
Louis se retire. Morsalin signe fiévreusement une quan-
tité de billets.
UN SECRETARIAT.
ROSE LYS, montrant sa tète dans l'entre-baîllement
de la porte. — Y en a-t-il pour moi?
MORSALiN. — Ah! c'est VOUS?... Entrez donc!
11 se lève et va à elle.
ROSE LYS. — Vous savcz que je viens vous
demander une foule de faveurs.
MORSALIN, riant. — En échange de quoi?
Il lui prend les mains.
ROSE LYS. — A bas les pattes... (Elle le pousse
vers son bureau.) Vojons, dépêchez-VOUS... Il
me faut une loge !
MORSALIN, prenant un air grave. — Oh ! oh ! c'est
beaucoup !
ROSE LYS, câline.. — Ah ! voyons... mon pe-
tit Alfred...
MORSALIN, vivement. — Alfred!... Elle m'a
appelé Alfred ! ! .
Il la lutine.
ROSE LYS. — Voulez-vous finir !...
MORSALIN. — Un baiser!... un baiser en
échange de la loge ! !.. (il agite le coupon. — Rose
Lys s'en empare et s'échappe.) Ah! scélérate, va!
Il la poursuit. Rose Lys tourne autour des meubles. Il
l'attrape.
ROSE LYS, criant. — Voulez-vous finir!...
Laissez-moi... Alfred !... Oh !...
O.'JOL SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
Pendant cette lutte, un monsieur est entré dans le ca-
binet.
LE MONSIEUR, timidement. — Pardon ! Je VOUS
dérange peut-être ?
MGR SALIN, se retournant vivement. — Qu'est-ce
que vous voulez ?
LE MONSIEUR. — Excuscz-moi si...
Rose Lys s'esquive en riant.
MORSALIN, brusquement. — C'est pour des
places?..
LE MONSIEUR. — Oui, monsieur ; j'ai osé espé-
rer...
MORSALIN. — Des places pour vous ''
LE MONSIEUR. — Pour moi... c'est-à-dire pour
les miens, car personnellement...
MORSALIN. — Enfin , vous demandez des
places... A quel titre?
LE MONSIEUR, surpris. — Plaîtril ?
MORSALIN. — Je VOUS demande à quel titre
vous venez demander des places. Vous êtes
journaliste?
LE MONSIEUR, tressaillant. — Oh! non, mon-
sieur... nullement! Je n'ai jamais tenu une
plume, et je serais très embarrassé s'il me
fallait...
MORSALIN. — Alors, je ne puis rien vous
donner...
UN SECRÉTARIAT. 273
LE MONSIEUR. — Pourtant, M. Gondinet
m'avait dit...
MORSALiN. — C'est M. Gondinet qui vous
envoie?
LE MONSIEUR. — Sans doute! autrement,
vous pensez bien que je ne me serais pas
permis...
MORSALIN. — Bon! (Il s'assied à son bureau.)
Donnez-moi votre lettre... (Le monsieur le regarde
d'un air étonné.) Est-ce que M. Gondinet ne
vous a pas remis de lettre?
LE MONSIEUR. — Il ne m'a rien remis du
tout.
MORSALIN, furieux. — Qu'est- ce que vous me
dites, alors?
LE MONSIEUR, ahuri. — Quoi?
MORSALIN,. criant. — Vous me dites que c'est
Gondinet qui vous envoie.
LE MONSIEUR, criant plus fort. — Oui... mais
il ne m'a pas donné de lettre!... Je l'ai vu à
Limoges... nous sommes compatriotes... Il
m'a dit : quand vous voudrez des places de
théâtre...
MORSALIN. — Eh bien, que M. Gondinet nous
écrive!
LE MONSIEUR, doucement. — Ah ! il faut qu'il
vous écrive?
MORSALIN. — Certainement!... Vous com-
274 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
prenez, monsieur, je ne vous connais pas,
moiî
LE MONSIEUR, piqué. — Ah! pardon!,., je ne
croyais pas avoir l'air d'un voleur...
MORSALiN. — Je ne vous dis pas...
LE MONSIEUR. — Ma famille est honorable-
ment connue à Limoges, et si vous avez besoin
de références...
MORSALIN, souriant. — Non, monsieur; seu-
lement vous comprenez que nous ne pouvons
pas donner de places sur une demande ver-
bale; ce ne serait pas régulier.
LE MONSIEUR, s'inclinant. — C'est différent...
Du moment que vos formes administratives
ne vous permettent pas de procéder autre-
ment, je ne veux pas m'insurger...
MORSALIN. — Priez M. Gondinet de vous
remettre un mot.
LE MONSIEUR. — Mais c'est que je ne le
verrai pas...
MORSALIN. — Écrivez-lui.
LE MONSIEUR. — OÙ Cela? Je n'ai pas son
adresse!...
MORSALIN. — Moi. non plus.
LE MONSIEUR. — Alors, Comment faire?
MORSALIN, s'échauffant. — Faites ce qu'il vous
plaira. Qu'est-ce que vous voulez que je vous
dise, moi?
UN SECRETARIAT.
LE MONSIEUR, très doux. — Pardon, mon-
sieur... Je vois que nous ne nous entendons
pas... je comprends, j'excuse votre irritation...
MORSALiN. — Monsieur !
LE MONSIEUR. — Mais veuillez vous mettre
un instant à ma place... Croyez-vous que je
sois bien aise de ne pas avoir de billets, alors
qu'on m'en a formellement promis ?...
MORSALIN. — Ça ne me regarde pas !
LE MONSIEUR. — Comment! le service des
billets ne vous regarde pas ?. . . Vous n'êtes donc
pas secrétaire?
MORSALiN, furieux. — Si, monsieur ; mais je
ne suis pas obligé de vous faire compren-
dre...
LE MONSIEUR. — Vous ne pouvez pas me
donner un simple renseignement?... Je ne vous
demande pas autre chose... je vous prie de
me faire savoir...
MORSALIN. — Ah! tenez, monsieur... finis-
sons-en. Qu'est-ce qu'il vous faut?
LE MONSIEUR. — Je vcux savoir où de-
meure...
MORSALIN, criant. — Mais non! je vous de-
mande combien il vous faut de places.
LE MONSIEUR. — Ah! (Il réfléchit.) Ce que vous
voudrez.
MORSALIN, signant un billet avec rage. — Tenez!
a-j6 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
LE MONSIEUR. — MonsieuT, je vous prie
d'agréer mes sincères remerciements.
MORSALiN. — Oui... Bonjour!
LE MONSIEUR. — J'ai bien l'honneur de vous
saluer.
Il sort.
CHAUDFROiD, entrant. — Eh bien, me voilà... .
Es-tu prêt?
MORSALIN. — Une minute!... (Il continue -à
signer sas billets.)
CHA uDFRoiD, le regardant. — J'^spère ! ... Il y en
a aujourd'hui!
MORSALIN, — Hélas! (Il sonne. — Louis entre.).
Tenez, voilà vos réponses.
LOUIS. — Mais c'est que j'ai d'autres Tel-
tres... ' '
MORSALIN. — Trop tard...
LOUIS. — En voici une qu'on m'a recom-
mandée Spécialement... c'est d'un journal.
MORSALIN. — Voyons! (Il décacheté la lettre.)
a Le Moniteur de la Savonnerie... » (La déchi-
rant.) Qu'il se fouille !
LOUIS. — El il y a plusieurs personnes qui
demandent à vous voir,
MORSALIN. — Je suis parti.
LOUIS. — La grosse dame d'hier est revenue.
MousALiN. — La grosse dame! (A Chaudfroid.)
Filons!
UN SECRETARIAT.
LOUIS. — Elle va vous arrêter au passage.
CHAUDFROiD. — Passc par chez L^fernet ! (Il
ouvre la porte.) Tiens ! il n'y est pas... Dépê-
chons-nous !
MORSALix. — Attends un peu... (Il court à son
armoire-toilette, — se ravisant.) Ah! bah! tant pis!
Je me laverai les mains chez Brébant.
Ils disparaissent. — Au même moment, l'autre porte
s'ouvre, et la grosse dame vient tomber dans les
bras de Louis. — Tableau.
it)
PLUMAGEOT coxNtre LAFERNET
Huit heures sonnaient chez la petite Flore,
c'est-à-dire qu'il était près de midi, — la pen-
dule retardait comme toujours, — lorsque
Géraldine vint réveiller sa maîtresse.
— Qu'est-ce que c'est? fit la petite Flore en
se dressant d'un bond sur son lit.
Géraldine lui tendit un papier plié en quatre.
— Madame... c'est ça.
La petite Flore prit le papier.
— Quoi, ça? •
Et elle lut :
a Extrait des minutes du greffe du Tribunal
civil de première instance du département de
la Seine, séant au Palais de Justice à Paris.
— République Française — Au nom du peuple
Français... »
La petite Flore regarda Géraldine :
•iSo SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
— C'est pour cela que tu me réveilles?...
— Mais madame...
— Je ne m'en fiche pas mal, du peuple Fran-
çais. Tiens! voilà ce que je lui dis, au peuple
Français!...
Et avec un geste d'épaule adorable, la petite
Flore se replongea sous sa couverture.
Géraldine avait ramassé le papier tombé à
terre.
— Madame, dit-elle, vous avez tort, c'est
sérieux... c'est une signification...
La petite Flore qui s'était tournée du côté
de l'alcôve se redressa de nouveau :
— Ah! ça! veux-tu me laisser dormir?
— Bien! bien! comme vous voudrez... je
dirai au monsieur qu'il s'en aille, voilà tout.
— Quel monsieur?
— Celui qui a apporté la signification.
— L'huissier?
— Oh! non! ce n'est pas un huissier... il est
trop bien! C'est un homme d'une cinquantaine
d'années, très comme il faut... Il paraît qu'il
a absolument besoin de vous voir... dans vo-
tre intérêt... je lui ai dit que vous ne receviez
pas... alors, il m'a dit : remettez-lui ce papier;
elle comprendra.
— Je comprends qu'il t'a promis vingt francs
et que tu ne veux pas les perdre...
PLUMAGEOT CONTRE LAFERNET. sSl
— Oh ! madame !
— Enfin! ça m'est égal... je suis réveillée,
maintenant. Donne-moi mon peignoir.
Et la petite Flore sauta à bas du lit.
Mettre ses pantoufles, endosser son pei-
gnoir, passer dans son cabinet de toilette et
revenir toute parfumée et poudrée, fut pour
elle l'affaire d'un instant.
Cinq minutes après, Géraldine introduisait
dans un boudoir orange et bleu le monsieur
que sa maîtresse consentait à recevoir.
— Excusez moi, mademoiselle, dit celui-ci
en entrant, de me présenter chez vous d'aussi
bonne heure; mais il s'agit d'une affaire qui
vous intéresse tout particulièrement; voici
ma carte.
La petite Flore prit la carte, y jeta les yeux
et aussitôt :
— Je m'en doutais! s'écria-t-elle d'une voix
vibrante.
Le monsieur la regardait avec étonnement.
— Ah ! vous êtes monsieur Tabourel, huis-
sier?... Très bien joué! Mais vous perdez votre
temps, mon cher... tout le mobilier est au
nom de ma mère... ainsi, bonsoir!
Et faisant un demi-tour, elle se dirigea vers
la porte.
Tabourel l'arrêta.
16.
282 SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
— Vous VOUS trompez, fit-il en souriant,
je ne viens pas pour saisir votre mobilier.
— Pour quoi, alors?
— Je vous apporte une simple signification...
— Ah!... vous voyez bien!
— ■ Attendez-doncl... et quelques conseils
qui ne vous seront peut-être pas inutiles.
Ce mot de « conseils » rappela la petite
Flore au sentiment de la situation. Du mo-
ment qu'on ne venait pas pour la saisir, elle
n'avait pas besoin de crier.
— Monsieur, dit-elle en prenant un air di-
gne, je vous remercie, mais ie ne m'explique
pas à quel titre...
Elle s'arrêta, marquant bien que le sens du
discours était suspendu, précisément comme
dans un lever de rideau où elle avait eu à dire
la même phrase : a Je ne m'explique pas à quel
titre... »
Et elle attendait que son interlocuteur l'inter-
rompît, toujours comme dans le lever de rideau.
Heureusement pour elle, l'huissier avait la
repartie prompte.
— A titre d'admirateur, répliqua-t-il; je vous
ai applaudie assez souvent, mademoiselle,
pour que vous ne vous étonniez pas de la
sympathie que vous m'inspirez comme ar-
tiste... et comme femme.
PLUMAGEOT CONTRE LAFERNET. 283
Ces mots prononcés avec l'accent d'une con-
viction profonde désarmèrent la petite Flore.
— C'est différent, fit-elle; du moment que
vous ne me prenez pas pour la première venue. . .
— Oh! mademoiselle !...
— Mettez- vous là et causons : qu'est-ce que
vous vouliez me dire avec votre signification ?
La petite Flore s'était jetée sur un divan.
L'huissier s'assit à côté d'elle.
— Je voulais d'abord vous engager à en
prendre connaissance.
— A quoi bon ? ça vient encore de cette
vieille canaille de Lafernet, n'est-ce pas? Voilà
trois mois qu'il me scie avec ses papiers tim-
brés... il peut bien m'en envoyer tant qu'il
voudra ; ce n'est pas cela qui me décidera à
prendre son rôle !..
— C'est possible; mais en attendant M. La-
fernet a obtenu un jugement contre vous.
— Un jugement !... quel jugement ?
— Celui que je viens vous signifier. Vous
n'avez-donc pas compris ?... Vous avez été
condamnée.
La petite Flore fit un soubresaut.
— Moi ! condamnée ?... Elle est forte, celle-
là ! Et par qui ? et pourquoi?
— Condamnée par défaut... Vous n'avez pas
compara... il fallait comparaître...
284 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Pour me trouver face à face avec cet
exploiteur de femmes? Il n'y a pas de danger!
Je le lui ai dit à lui-même : Allez devant la
justice, si ça vous plaît... ce n'est pas moi qui
vous y suivrai... Ah! mais non! par exem-
ple !... Ah! mais non!...
La petite Flore était très montée; elle tré-
pignait, elle s'agitait... Tabourel lui prit les
mains.
— Calmez- vous, lui dit-il, et écoutez-moi.
Il faut d'abord que vous connaissiez le juge-
ment rendu contre vous... Voulez- vous que je
vous donne lecture des attendus ?
La petite Flore n'était pas encore calmée.
— Lisez-moi tout ce que vous voudrez ! fit-elle.
Et entre ses dents, pensant toujours à son
directeur :
— Horreur d'homme, va !
Tabourel commença sa lecture :
« Entre Jean Etienne Lafernet, directeur
du, etc..
» Et Zoé -Florentine Plumageot, dite Flore,
artiste dramatique, demeurant, etc.
» Le tribunal, etc..
» Après en avoir délibéré, etc., etc.
» Attendu qu'aux termes d'un acte sous seing
privé en date du i" octobre 1877, Zoé Pluma-
geot s'est obligée envers Lafernet à jouer en.
PLUMAGEOT CONTRE LAFERXET. 285
chef, en double, en partage ou en remplace-
ment... »
— Cen'est pas vrai, jamais en remplacement!
— Laissez-moi lire !...
— Je n'ai jamais joué en remplacement et
on ne m'y forcera pas... ah ! mais non !
L'huissier reprit :
a ... En remplacement et deux fois par jour
au besoin (matinée et soirée)...
— Pourquoi pas la nuit aussi ? Pendant
qu'on y est, on peut me forcer à jouer la nuit!
— De grâce, mademoiselle...
— Allez ! allez !
«... Dans la compagnie du théâtre des Fan-
taisies-Comiques, tous les rôles anciens et nou-
veaux qui lui seront distribués, sans en pou-
voir refuser aucun, sous quelque prétexte
que ce soit, et à paraître dans toute les céré-
monies, dans toutes les pièces à spectacle... »
— Ah ! elles sont jolies, leurs pièces à spec-
tacle!...
«...Lorsqu'elle en sera requise; »
— Dit-on aussi qu'il faut se mettre à moitié
nue ?
<t Attendu qu'elle s'est également obligée à
assister à toutes les répétitions et â se confor-
mer à tous les usages du théâtre et à tous les
règlements...
286 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Comment donc ! mais tout de suite !
a Attendu qu'aux termes du même contrat
les parties se sont soumises à l'exécution de cet
engagement pendant toute sa durée, à peine
d'une indemnité de dix mille francs, stipulée
à titre de dédit, sans que la fixation de cette
indemnité pût être regardée comme commina-
toire ni être modérée sous aucun prétexte... s>
— Allez toujours !
oc Attendu que Zoé Plumageot a refusé d'exé-
cuter ledit contrat, en n'acceptant pas le rôle
qui lui était dévolu dans la pièce intitulée le
Trou de la serrure. ^
— Je crois bien ! dix lignes et pas de costume !
« Qu'il est établi qu'après avoir été régu-
lièrement convoquée aux répétitions de cette
pièce, par les lettres d'avis ordinaires et par
une sommation en date du 1 3 janvier 1870, elle
a persisté à ne pas vouloir s'y rendre... »
— Tiens ! parbleu !
a Qu'ainsi Zoé Plumageot n'a pas exécuté
l'engagement par elle contracté; que dès lors
Lafernet est fondé à demander l'application
de l'article i5 dudit engagement dont les clau-
ses ont été ci-dessus mentionnées... »
— Dites donc ! est-ce que vous en avez en-
core pour longtemps ?
— J'ai fini :
PLUMAGEOT CONTRE LAFERNET. 287
a Attendu que d'ailleurs l'indemnité lixée à
titre de dédit par ledit article n'a rien d'exa-
géré dans l'espèce... »
— Non ! presque rien !
a Qu'en effet le refus de Zoé Plumageot a
eu pour résultat de retarder la représentation
de la pièce mise à l'étude...
— Ils veulent dire : de retarder le four !
a Que Lafernet a dû engager spécialement
pour remplir le rôle destiné à Zoé Plumageot
une autre artiste... »
— Ah! parlons-en, de celle-là !
ce Dont il a été obligé de subir les conditions
onéreuses... »
— Oui, trente francs par mois...
a Attendu, en conséquence, que la demande
de Lafernet est de tous points fondée ;
» Par ces motifs :
» Donne défaut contre Zoé Plumageot,
» Et la condamne à payer à Lafernet à titre
de dommages-intérêts, pour le préjudice à lui
causé, la somme de dix mille francs avec les
intérêts à partir du jour de la demande,
» Et la condamne aux dépens, d
— C'est tout?
« Ainsi jugé et prononcé à l'audience de la
première chambre du tribunal civil de la
Seine, tenue publiquement... »
288 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Ah ! non ! assez !... Je vous dispense du
reste.
La petite Flore s'était levée.
Tabouret, toujours assis sur le divan, se
tourna vers elle :
— Vous vous en allez? dit- il.
— Ce n'est donc pas fini ?
— C'est fini... si vous voulez. Acceptez-vous
le jugement?
— Qu'est-ce que j'aurai à faire, si je l'ac-
cepte ?
— Vous aurez à payer dix mille francs... et
les frais.
La petite Flore eut un beau mouvement :
— Eh bien, voilà tout! on les leur paiera,
leurs dix mille francs, et dix mille sous avec, si
ça leur fait plaisir ! Ce serait malheureux
qu'une femme, dans ma position, n'eût pas le
moyen de les trouver, ces dix mille francs;
j'en trouverai vingt, j'en trouverai trente...
— C'est différent, fit Tabourel, je n'ai plus
qu'à me retirer. J'avais espéré pour vous que
vous feriez opposition ou que vous en appelle-
riez, et j'aurais été heureux de vous servir en
cette circonstance...
— Vous êtes bien aimable...
— Mais puisque vous préférez vous acquit-
ter envers M. Lafernet...
PLUMAGEOT CONTRE LAFERNET. 28;)
La petite Flore bondit :
— Je ne lui dois rien !
— Permettez ! vous lui devez actuellement
dix mille francs...
— Dix mille claques !... Payer un sou à cet
homme-là? vous ne le voudriez pas !
— Vous venez de me dire que vous con-
sentiez.
— Jamais de la vie !
— Vous acceptez le jugement. .
— Je l'accepte, quant aux juges... Je leur
paierai tout ce qu'il faudra, aux juges; ils ne
sont pas au courant de l'affaire, ils ont cru tout
ce qu'on leur racontait... je ne leur en veux
pas. Mais quant à Lafernet, je lui dis : Flûte !
— Vous oubliez que le jugement est rendu
en sa faveur...
— Je m'en moque bien, de son jugement. Il
peut s'en faire des faux- cols...
— Alors, vous ne paierez pas?
— Certainement non !
— Nous sommes d'accord.
Et Tabourel se rassit.
— Voyons, fit-il, causons sérieusement.
Voulez-vous faire opposition ?
Et comme la petite Flore ne comprenait
pas, il lui expliqua que le jugement ayant été
rendu par défaut, elle était en droit de faire
17
ago SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
revenir la cause devant les mêmes juges.
— A quoi bon? répliqua la petite Flore; si
ce sont les mêmes juges, ils rejugeront de la
même façon.
Sur cette réflex ion, qui indiquait que la petite
Flore commençait à se rendre compte de sa
situation, Tabourel la mit au courant de la
marche à suivre pour interjeter appel du juge-
ment rendu. Il fallait laisser passer les délais
d'opposition et constituer un avoué, chez lequel
la petite Flore élirait domicile.
Cette perspective la fit rire.
— Moi ! aller m'installer chez un homme que
je ne connais pas? Je vous trouve encore drôle,
vous!... Enfin, ça m'est égal; j'irai tout de
même, si le prince y consent.
Tabourel eut quelque peine à lui faire com-
prendre qu'il s'agissait d'un domicile purement
fictif.
— Tant pis, dit-elle, ça m'aurait amusée.
Pour le second point, le choix d'un avocat,
la petite Flore n'hésita pas un instant et de-
manda à Tabourel quel était le meilleur avo-
cat. C'était celui qu'elle voulait prendre.
Là encore, il fallut lui expliquer qu'il n'y
avait pas de « meilleur avocat », que ces mes-
sieurs étaient tous aussi bons les uns que les
autres et que la seule distinction à établir entre
PLUMAGEOT CONTRE LAFERNET. 291
eux consistait dans le nombre plus ou moins
grand de leurs affaires. Ceux qui étaient très
occupés se faisaient payer très cher; les autres
étaient moins exigeants ou ne l'étaient pas du
tout.
— Mais, au fait, dit la petite Flore, j'en con-
nais, des avocats!
— Vous devez en connaître.
— Ce monsieur que je vois toujours chez
Blanche d'Annecy, c'en est un, je crois?
— Comment s'appelle-t-il ?
— Albert!
— Albert... quoi?
— Attendez donc ! Elle m'a dit son nom une
fois... c'est un nom d'oiseau... Moineau...
Rossignol... Pinson... Ah! Loriot!... c'est
cela!... Albert Loriot.
— Ah! oui... le secrétaire de M. Gallier.
— Est-ce que je peux le prendre pour avocat?
— Albert Loriot?... Si vous voulez. Il est
jeune, ardent, plein d'enthousiasme... il dé-
fendra une jolie femme!... Eh! Eh! savez-vous
qu'on va loin avec cela !
Et Tabourel, qui s'était rapproché tout en
causant, saisit la taille de la petite Flore.
Celle-ci se recula.
— Dites donc ! dites donc ! vous ! Tenez-vous
un peu, s'il vous plaît !
aga SCENES de la vie de théâtre.
— Je me tiens parfaitement. Comment ! voilà
une heure que je suis là à ne m'occuper que cïe
vos intérêts...
— Eh bien, occupez-vous-en encore; sinon...
— Ça suffit, chère amie, on sera sage.
La petite Flore se rapprocha,
— Alors je vais écrire à M. Loriot de venir
me voir?
— Ah! mais non! un instant!... on ne fait
pas venir les avocats chez soi, on va chez eux.
— Quelle bêtise !...
— C'est la règle.
— Eh bien, alors, pourquoi vient-il chez
Blanche d'Annecy?
— C'est différent : Blanche d'Annecy n'est
pas une cliente; c'est plutôt lui qui...
— Taisez-vous donc, mauvaise langue!
— Je ne dis rien.
Et Tabourel baisa les mains de la petite Flore.
II
Quelque temps après, l'affaire Plumageot
contre Lafernet était distribuée au rôle de Ja
quatrième chambre de la cour.
La petite Flore avait suivi les conseils de
Tabourel et tout entière au procès qu'elle
PLUMAGEOT CONTRE LAFERNET. Ig3
poursuivait, elle était en consultations perpé-
tuelles avec son avocat et son avoué.
On ne la trouvait plus chez elle. Ses amis
s'en plaignaient. Le prince était particulière-
ment malheureux. Il s'était présenté plusieurs
fois à l'entresol de la rue Prony et Géraldine
avait toujours dû répondre :
— Madame est chez son avoué.
Ou:
— Madame est chez son avocat.
Et le fait est que la petite Flore donnait peu
de répit à maître Laiguillon et à maître Loriot.
A maître Loriot, surtout.
Il y avait même eu à ce propos une scène
assez vive entre la jeune plaideuse et son amie
Blanche d'Annecy.
Celle-ci, étant venue un jour chez l'avocat,
n'ayait pas été reçue.
— Monsieur est avec un client, avait dit le
domestique.
La présence de ce client étonna Blanche, qui
eut la curiosité d'attendre dans sa voiture la
fin de la consultation.
Au bout d'une demi-heure, le client descen-
dit et Blanche reconnut son amie Flore.
Dispute, explications... Ces dames remon-
tèrent chez l'avocat où la scène ne se termina
que grâce à l'intervention d'un jurisconsulte
194 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
ami de Loriot. Le jurisconsulte affirma à
Blanche d'Annecy que les règles de l'ordre
avaient seules empêché son confrère de la
recevoir pendant que Flore était là... et, en
signe de réconciliation, ils allèrent dîner tous
les quatre au restaurant.
Cette aventure ne ralentit pas le zèle de la
plaideuse. Non contente d'avoir eu des entre-
tiens fréquents avec son conseil, elle voulut
conférer aussi" avec l'avocat de son adversaire
M^ Cabarraud.
Ce fut en vain qu'on l'engagea à s'abstenir
d'une démarche qui semblait pour le moins
déplacée.
La petite Flore ne voulut pas en démordre :
— Je le connais, s'écria-t-elle, ce monsieur
Cabarraud. Il vient souvent au foyer et il est
toujours très aimable avec moi... L'autre jour
encore, il m'a dit que je ressemblais à la Nema
d'Yomède !
(Pour les profanes : Vénus Anadyomène.)
M** Cabarraud était, en effet, un habitué du
théâtre des Fantaisies -Comiques et de bien
d'autres théâtres. Il ne manquait pas une
première représentation et les chroniqueurs,
qui l'avaient cité pendant longtemps au nom-
bre des a personnalités » présentes à ces fêtes,
avaient fini par le comprendre dans la foule
PLUMAGEOT CONTRE LAFERXET. ac)^
de ceux qu'on ne nomme plus. Il faisait partie
du « Tout Paris obligatoire ».
M^ Cabarraud était l'avocat des directeurs.
Il avait dû souvent plaider pour eux, et cette
situation jetait une certaine réserve dans les
rapports qu'il entretenait avec les artistes.
Toujours gracieux, d'ailleurs, et galant au be-
soin, M'' Cabarraud ne craignait pas de s'ar-
rêter quelquefois dans les coulisses, et c'est
ainsi que la petite Flore avait eu l'occasion de
causer avec lui.
Elle n'hésita donc pas à venir le trouver.
Le premier mot de la petite Flore en en-
trant dans le cabinet de l'avocat fut celui-ci :
— Tiens ! c'est gentil chez vous !
M" Cabarraud ne répondit à cette exclama-
tion que par un froid salut, et désigna un fau-
teuil à la visiteuse.
Celle-ci aborda résolument l'entretien :
— Vous savez ce qui m'amène? fit-elle.
— Non, mademoiselle.
— Comment! reprit la petite Flore, vous ne
savez pas que je plaide contre mon directeur?
— Si fait.
— Eh bien ! alors?
M^ Cabarraud la regarda.
— Alors... quoi?
La petite Flore commençait à s'animer.
■J.()6 SCÈ'NES DE I.A VIE DE THEATRE.
— Vous ne devinez pas que je viens m'en-
tendra avec vous!
— A quel sujet, mademoiselle?
— Au sujet de mon affaire, parbleu ! Vous la
connaissez bien... c'est vous qui avez plaidé
devant le tribunal, où vous m'avez même un
peu abîmée, à ce qu'il paraît!
— Mais, mademoiselle...
— Oh ! je ne vous en veux pas !... Ce vieux
menteur de Lafernet vous avait raconté la
chose à sa' façon, et comme dit le proverbe :
qui n'entend qu'une cloche... C'est pour cela
que je viens vous voir; on vous a dit le pour,
je vais vous dire le contre...
M° Cabarraud sourit finement.
— Pardon, mademoiselle... ceci regarde
votre avocat...
— Je le sais bien, seulement...
— Je suis l'avocat de votre adversaire...
— Qu'est-ce que ça fait ?
— Ça fait beaucoup. Mon devoir m'interdit...
— Quoi? d'être mis au courant de l'affaire?
Je veux vous mettre au courant, voilà tout;
vous n'étiez pas à la lecture : vous ne savez
pas ce qui s'est passé !
— Pardon! je sais...
— Connaissez- vous seulement le rôle? vous
l'a-t-on montré, le rôle ?
PLUMAGEOT CONTRE LAFERNET. 297
— Je n'ai pas besoin...
— Ah! voilà! on ne vous l'a pas montré!... et
on viendra dire que je suis forcée de le jouer
quand même... on parlera de mon engage-
ment... comme si tout le monde ne savait pas
que les engagements ne signifient rien... c'est
rempli de choses impossibles; on vous dit qu'il
faut être là tous les soirs, même quand on ne
joue pas, qu'on n'a pas le droit d'être malade
sans prévenir... des bêtises, quoi! on n'y fait
même pas attention... et aujourd'hui on vient
vous dire : œ Vous ne pouvez pas ceci, vous
ne pouvez pas cela... » c'est trop ridicule, à la
fin!...
La petite Flore avait débité toute cette ti-
rade sans prendre haleine.
Quand elle s'arrêta, n'en pouvant plus, l'a-
vocat parla à son tour.
— Mademoiselle, fit-il avec le plus grand
calme, je vous répète que je suis Tavocat de
M. Lafernet; les règles de mon ordre, autant
que les plus simples convenances, m'interdi-
sent donc de vous entendre plus longtemps.
Le ton froid de M'' Cabarraud déconcerta
un peu la pauvre Flore. Elle voulut réagir, et,
avec de petites mines d'enfant :
— Ta! ta! ta! ta! c'est très joli tout ce que
vous dites là, mais ce n'est pas sérieux...
17-
agS SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
M^ Cabarraud devint grave :
— Pas sérieux !
— Oui, oui, vous voulez faire le méchant et
vous ne pouvez pas. Vous me parlez d'un air
sévère comme si vous vouliez me manger... ma
parole! si je ne vous connaissais pas, vous
me feriez peur...
Et elle se mit à rire, montrant deux jolies
rangées de dents blanches.
M*' Cabarraud était resté impassible.
— Je regrette, mademoiselle, dit-il, de ne
pouvoir mieux accueillir votre démarche ; mais,
encore une fois, les règles de mon ordre...
L'actrice rit plus fort :
— Ah! non, s'écria- t-elle. Pas celle-là! Je
les connais, les règles de votre ordre... C'est
bon pour Blanche, mais pas pour moi...
— Je ne comprends pas...
— Enfin, vous ne voulez pas vous occuper
de mon affaire ?
L'avocat fit un mouvement d'impatience.
— Vous croyez peut-être que je perdrai mon
procès?
— Je ne préjuge rien...
La petite Flore éclata :
— Eh bien, vrai ! ce serait fort, ça ! On me
condamnerait à payer dix mille francs? le tri-
ple de ce que je gagne en une année? Et pour-
PLUMAGEOT CONTRE LAFERNET. 299
quoi? parce que je n'ai pas voulu accepter un
rôle ignoble?
M'' Cabarraud se leva.
— Oui, ignoble ! comme tout ce qui se fait
dans ce théâtre-là! Avec ça qu'elle est conve-
nable, leur pièce !... c'est à faire rougir les gen-
darmes ! Et vous croyez que je les paierai, les
dix mille francs? Ah! bien, vous ne me con-
naissez pas, par exemple ! On peut bien me
condamner à mort, me mettre en prison, me
faire tout ce qu'on voudra... je ne paierai pas.
Ah ! mais non ! je ne paierai pas !
Et sur ce dernier mot, la petite Flore fut
prise d'une attaque de nerfs.
M" Cabarraud essaya de la rappeler à elle.
Il lui prit les mains :
— Mademoiselle... voyons, mademoiselle...
La petite Flore se débattait toujours.
M^ Cabarraud était très embarrassé.
Pouvait-il laisser cette jeune femme dans
un état pareil? Devait-il lui porter secours?
Fallait-il appeler ?
Après une minute d'hésitation, il se décida
à appeler, et étendit le bras vers un cordon de^
sonnette...
Aussitôt Flore se leva, droite comme un pi-
quet, et toisant l'avocat, qui la regardait tout
hébété, elle lui dit sèchement :
3oo SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE,
— C'est bien, monsieur!,.. Je n'ai pas besoin
de vos gens!
Puis, se dirigeant vers Ja porte et à part soi :
— Heu! les règles de son ordre!...
Et elle s'en alla.
III
— Cocher, rue Montmartre, 21 3 r
C'est à cette adresse que la petite Flore se
fit conduire en sortant de chez M* Cabarraud.
C'est là que demeurait Tabourel.
— Eh! bon Dieu! qu'avez-vous, fit l'huissier
en la voyant entrer dans son cabinet, les 3'^eux
rouges, les cheveux ébouriffés, la figure dé-
faite...
La petiie Flore s'assit.
— Ecoutez-moi, dit-elJe brusquement. Etes-
vous mon ami?
L'huissier tressaillit :
— Quelle question!
— Eh bien ! vous pouvez me rendre un
grand service. C'est sur vos conseils que j'ai
entamé l'affaire contre Lafernet... il faut que
vous m'aidiez à la terminer. Donnez-moi les
noms de mes juges...
— Est-ce que Loriot ne les connaît pas?
PLUMAGEOT CONTRE LAFERXET. 3oi
— Ah!... Loriot !... on ne peut rien lui de-
mander. C'est un gentil garçon... il a l'air de
s'intéresser à vous... il est plein de bonne vo-
lonté... mais il ne comprend rien!
— Devant quelle chambre vient votre af-
faire ? •
— Devant la quatrième...
— La quatrième? attendez!...
Tabourel se leva, entra dans l'étude et re-
vint au bout d'un instant, avec une note à la
main.
— Voici vos noms, dit-il : MM. Masson des
Ormiers, président; Huguin-Bridonnet; Saint-
Bérard, Fréminsel, de la Panouille, La Vay-
rautrie, Péquin des Bois...
— Ça fait sept. Et où demeurent-ils?
— Vous avez besoin aussi de leurs adresses?
— Tiens, parbleu!
— Vous voulez aller les voir?
— Certainement !
— Mais ça ne se fait pas!
— Eh bien, ça se fera.
— Mais, ma chère amie...
La petite Flore se leva :
— Ah! mon cher ami, vous allez commencer
par me laisser tranquille, n'est-ce pas? Je ne
suis pas venue ici pour que vous me fassiez de
la morale ; je sors d'en prendre.
Lo2 SCExVES DE LA VIE DE THEATRE.
— Expliquez-moi...
— Je n'ai pas le temps. Tout ce que je peux
vous dire, c'est que votre M. Cabarraud s'est
conduit avec moi comme le dernier des lâches.. .
et qu'il me le paiera ! . . .
— Qu'est-ce qu'il vous a fait?
— 11 a voulu m'épater avec les règles de son
ordre... comme si je ne les connaissais pas
aussi bien que lui, les règles de son ordre!...
— Calmez-vous.
— Oh! toujours!... c'est le grand mot :
Calmez-vous!... Je me calmerai plus tard. Oui
ou non, voulez- vous me donner ces adresses ?
— Écoutez-moi...
— Ne me les donnez pas; je les trouverai
sans vous.
Et, arrachant la note que Tabourel avait
gardée à la main :
— J'ai les noms, ça me suffit.
Tabourel voulut les lui reprendre; mais
Flore était déjà près de la porte et lui adres-
sant un petit salut de la main.
— Adieu, mon cher, fit-elle. Et vous verrez
qu'on ne se moque pas d'une femme comme
moi!
PLUMAGEOT CONTRE LAFERXET. 3o3
IV
La petite Flore se procura, comme elle
l'avait dit, les adresses des conseillers et put
commencer aussitôt ses visites.
Aussitôt? non! Elle se fit faire auparavant
un joli costume, un peu sombre, sérieux et
coquet, modeste et provocant, un costume
enfin qui devait lui conquérir toutes les sym-
pathies; puis elle entra en campagne.
Elle se présenta d'abord chez le président
de la quatrième chambre, l'honorable M. Mas-
son des Ormiers.
M. Masson des Ormiers la reçut poliment,
mais froidement, et quand la petite Flore, très
émue, eut égrené son chapelet, il lui adressa
le speech suivant :
— Mademoiselle, j'ai pour habitude d'étu-
dier scrupuleusement les afiaires qui me sont
soumises; je prendrai connaissance de votre
dossier, je m'entourerai de tous les documents .
qui pourront éclairer ma religion et je me pro-
noncerai dans le sens qui me sera indiqué par
ma conscience.
Ce discours débité lentement, avec des in-
flexions douces mais nettes, refroidit un peu
3o4 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
l'exubérance de la petite Flore. Elle se retira
d'une manière assez gauche, en murmurant
quelques paroles vagues : oc Certainement,
monsieur... je pense bien que vous ne feriez
pas... aussi, ce n'est pas pour cela... Bonjour,
monsieur » et elle salua le président.
Uue fois seule, la petite Flore se remit de
son trouble.
— Bah! dit-elle, ça n'en fait qu'un. . Et
puis, après tout, il n'est pas contre moi. Allons
voir le second.
M. Huguin-Bridonnet fut moins froid, mais
il ne fut pas plus rassurant.
Tout le temps que parla la petite Flore, il
prit des notes :
— Vous dites que vous avez refusé le rôle?
— Oui, monsieur, mais...
— Très bien! Vous jugiez que ce rôle était
indigne de votre talent?
— Certainement, monsieur, puisque...
— Très bien! Et votre directeur. vous l'im-
posait?
— Oui, seulement...
— Très bien. Vous vous dérobiez donc à
l'exécution de votre engagement?
— C'est-à-dire que je ne voulais pas...
— Très bien ! Et ce cas est prévu par l'ar-
ticle i5?
PLUMAGEOT CONTRE LAFERNET. 3o5
— Il y a, en effet, un article...
— Très bien! je n'ai pas d'autres renseigne-
ments à vous demander.
— Mais, monsieur, je ne vous ai pas expli-
qué...
— Votre avocat s'expliquera à l'audience.
Au revoir, mademoiselle.
Et, avec un sourire plein de grâce, l'hono-
rable conseiller reconduisit la petite Flore jys-
qu'à la porte de son cabinet.
La petite Flore commença à s'inquiéter.
Qu'allait-elle devenir si tous ses juges l'accueil-
laient de la même façon?
M. La Vayrautrie lui rendit un peu de cou-
rage.
C'était un très aimable homme, ce M. La
Vayrautrie. Il avait conservé les traditions
galantes de l'ancienne magistrature et on lui
reprochait même de les exagérer un peu. Son
collègue, M. Fréminsel, lui -avait dit un jour
avec la gravité dont il ne se départait jamais :
a Rappelez-vous, mon cher, qu'en toutes cir-
constances le magistrat doitrester magistrat ! »
M. La Vayrautrie oublia absolument cette
recommandation en recevant la petite Flore.
Il l'engagea d'abord à relever son voile, que
la pauvre enfant tenait pudiquement baissé,
et comme celle-ci , tout émue , s'y prenait
3o6 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
assez mal, il ne craignit pas de l'aider en dé-
tachant le tulle qui se trouvait pris dans ses
cheveux.
La glace était rompue.
La petite Flore, recouvrant aussitôt sa volu-
bilité ordinaire, se mit à raconter toutes les
misères qu'on lui avait faites, et la jalousie de
ses camarades, et la méchanceté du régisseur,
et la vilaine conduite de son directeur, qui
voulait se venger de la froideur qu'elle lui
avait toujours témoignée...
M.La Vayrautrie semblait compatir pleine-
ment aux malheurs de la petite Flore :
Comment avait-on pu chagriner une per-
sonne aussi aimable, aussi sympathique ?... Est-
ce que ces beaux yeux étaient faits pour pleu-
rer!... Assurément la conduite de M. Lafernet
était abominable... Sa passion seule pouvait
l'excuser. M. La Vayrautrie admettait, dans
une certaine mesure, que cet homme eût cher-
ché à se venger des dédains de sa pension-
naire... On ne renonce pas facilement aux
faveurs d'une si jolie personne, etc.. etc..
La petite Flore partit enchantée...
C'est dans des dispositions non moins
riantes qu'elle se présenta le lendemain chez
M. Fréminsel. Malheureusement, l'honorable
conseiller était en voyage. Elle raconta son
PLUMAGEOT CONTRE LAFERXET. idj
affaire au valet de chambre — un garçon qui
avait l'air très intelligent — et elle laissa une
carte que le domestique promit de remettre à
M. Fréminsel aussitôt que celui-ci serait de
retour.
La petite Flore alla ensuite chez M. Saint-
Bérard.
Là non plus, elle ne trouva personne, ou du
moins elle ne trouva pas celui qu'elle deman-
dait. Mais comme elle se désolait de ne pas
rencontrer M. Saint-Bérard, disant qu'il s'agis-
sait d'une affaire très importante, une affaire
qui ne souffrait pas de retard, on alla cher-
cher le précepteur des enfants, M. l'abbé Ful-
gence.
L'abbé Fulgence arriva tout effaré et rougit
beaucoup en apercevant la visiteuse. C'était
un jeune homme de vingt- trois ans, doux et
timide ; il habitait Paris depuis peu de temps,
et n'avait quitté le séminaire que pour se
charger de l'éducation des petits Saint-Bérard.
— Pardon , madame, dit-il . . . donnez-vous
la peine... je vous demande bien pardon...
M. Saint-Bérard n'est pas là... je regrette vi-
vement... Il s'agit, me dit-on, d'une affaire très
importante.
— Oui, monsieur, très importante...
— Si vous voulez bien me suivre... je vous
3o8 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
demande bien pardon... Parici !... donnez-vous
la peine d'entrer... pardon !
La petite Flore, conduite par l'abbé Ful-
gence dans un grand salon, style Empire,
s'assit sur un sopha où elle put prendre ai-
sément la pose d'une héroïme éplorée. C'est
dans cette attitude qu'elle expliqua à l'abbé
Fulgence tout ce qu'il devait savoir, à com-
mencer par les premières années de sa vie.
Elle lui raconta comment elle avait été élevée,
à quel âge elle avait perdu son père., par
suite de quelles circonstances elle était entrée
au théâtre... Ce mot de théâtre fit rougir le
jeune précepteur, mais elle le rassura en lui
expliquant qu'elle ne s'était faite actrice que
pour garder son indépendance, qu'il y avait
encore. Dieu merci! des femmes honnêtes,
qu'elle se piquait d'être du nombre, qu'on
n'avait jamais rien eu à lui reprocher... etc.
L'abbé Fulgence en était déjà convaincu.
Pendant qu'elle parlait en gesticulant et en
s'essuyant les yeux avec un mouchoir très
parfumé, le jeune précepteur la regardait,
rougissait, pâlissait...
Enfin, il se leva et, d'une voix émue :
— Je vous remercie, mademoiselle, de la
confiance que vous avez bien voulu me témoi-
gner... je suis très sensible à la preuve de
PLUMAGEOT CONTRE LAFERXET. 809
sympathie dont... croyez bien que de mon
coté... si jamais j'ai l'occasion... nous nous
rencontrerons peut-être...
— Venez me voir! fit vivement la " petite
Flore... 59, rue Prony... à l'entresol.
— Je ne pourrai probablement pas... les
devoirs de mon emploi... ma situation chez
M. Saint-Bérard... mais en attendant je par-
lerai pour vous.
— C'est cela! protégez-moi, n'est-ce pas?
Vous serez bien gentil !
Et ce a bien gentil y>, accentué avec une effu-
sion charmante, mit fin à un entretien qui
devenait gênant pour l'abbé Fulgence.
Chez M. de la Panouille, l'entrevue eut un
caractère beaucoup plus libre.
La petite Flore attendait qu'on eût prévenu
M. de la Panouille...
— Tiens! c'est toi ? fit une voix derrière elle.
La petite Flore se retourna et reconnut...
qui? le fils du magistrat, Edgar de la Panouille,
un bon garçon qu'elle avait rencontré souvent
chez des amis communs et, avec qui elle
s'était liée — en tout bien, tout honneur!
— Que venez-vous faire dans la maison de
mon père, ô madame !
A cette question posée avec une emphase
comique, la petite Flore répondit en quatre
3lO SCÈNES DE l'a VIE DE THEATRE.
mots. Edgar ne lui faisait pas peur, lui ! Il
comprenait la situation.
Et, en effet, Edgar la comprit fort bien :
— Je vois ce que c'est, dit-il, nous avons
assez des Fantaisies-Comiques et nous vou-
drions aller faire un petit tour à Monaco.
— Es-tu bête !
— La difficulté est d'expliquer cela à mon
père. C'est un homme rigide, mon père... Il
n'a jamais été à Monaco, ou, s'il y a été, il ne
s'en souvient plus... Enfin, nous tâcherons de
lui glisser la chose en douceur... Je lui dirai
que Lafernet est un vieux voleur, un homme
qui vit des femmes... mon père le condam-
nera.
— Oh! oui ! hein?
— Mais, si je réussis, qu'est-ce que tu me
donneras? Réponds! qu'est-ce que tu me don-
neras?
— Edgar!... Quel grand fou!... si on en-
trait... laissez-moi!... Edgar!
La petite Flore s'échappa.
Elle n'avait plus qu'une visite à faire, une
seule. Elle devait voir encore M. Péquin des
Bois.
M. Péquin des Bois était un vieux magis-
trat qui touchait à l'âge de la retraite et que
tout le monde au palais respectait pour son
PLUMAGEOT CONTRE LAFERNET. 3ll
zèle et pour sa science... Malheureusement, il
était sourd — très peu, disaient ceux à qui il
avait donné gain de caus^; — effroyablement,
disaient les autres.
Il reçut la jeune actrice avec courtoisie et
l'invita à lui expliquer son affaire.
La petite Flore, encouragée par cet accueil
bienveillant et aussi par les succès qu'elle
avait déjà obtenus, s'engagea dans une série
d'explications que le vieux magistrat ne par-
venait pas à saisir. 11 tendait l'oreille :
— Comment dites-vous?... Une canne? on
vous a donné des coups de canne ?
— Non, monsieur... une panne !
M. Péquin des Bois ayant l'air de ne pas
comprendre. Flore élevait la voix:
— Une panne \... c'est un rôle de dix lignes;
je n'ai pas un effet.
— Qu'est-ce que vous avez fait?
— Je dis : je n'ai pas un effet... il n'y a pas
un mot qui puisse porter...
— Ah! très bien... Rien à porter... une
panne.
Et M. Péquin des Bois répéta plusieurs fois
ce mot inconnu qu'il voul*t graver dans sa
mémoire :
— Une panne . . . une panne ! ... on lu i a donné
une panne...
3l2 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
• L'entretien,, coupé ainsi de fréquentes in-
terruptions, dura deux heures, au bout des-
quelles la petite Flore se retira brisée, mais
ravie.
Elle avait vu tous ses juges, sauf un!
Et à peine était-elle rentrée chez elle, que
quelqu'un demandait à lui parler. C'était le
domestique de M. Fréminsel qui venait lui
dire, de la part de son maître, que ce magistrat
l'attendrait le lendemain matin, à dix heures !
V
L'affaire Plumageot contre Lafernet allait
bientôt se juger. Depuis deux semaines, la
petite Flore ne quittait plus le Palais de jus-
tice.
— Je veux connaître mon champ de bataille,
disait-elle.
Et pour se préparer aux émotions qu'elle
allait ressentir pour son compte, elle assistait
aux audiences de la Cour, passant d'une
chambre à l'autre £t demandant mille expli-
cations aux avocaifô dont elle était devenue
l'amie... Elle arrêtait tout le monde et apos-
trophait les personnages les plus considé-
rables :
PLUMAGEOT CONTRE LAFERNET. 3l3
— Tiens! M. Gallier... Bonjour, mon cher
maître... qu'est-ce que vous avez fait de votre
secrétaire? 11 n'est pas sérieux, vous savez?
Ah ! Voilà Chaleuil !... Et ce monstre de Cabar-
raud qui passe dans le fond... Oui, oui, fais
semblant de ne pas me voir, va !
La petite Flore ne respectait même plus la
robe des juges.
On la vit un jour accoster M. Fréminsel au
sortir de l'audience... mais l'honorable con-
seiller s'éloigna vivement et elle ne put pas lui
parler.
Aussi, l'affaire de l'aimable Flore avait-elle
fait un certain bruit dans le petit monde du
Palais et par les racontars des jeunes avocats
qui étaient reçus chez elle, quelques femmes
de magistrats avaient fini par savoir qu'une
actrice à la mode, mademoiselle Flore, des
Fantaisies-Comiques, allait avoir un procès
avec son directeur.
Ces cancans vinrent aux oreilles d'une pro-
vinciale nouvellement arrivée à Paris, ma-
dame Marsouin de Fréville, femme de l'avo-
cat général qui, tout justement, était appelé à
conclure dans l'affaire Plumageot.
On imagine la joie de madame Marsouin de
Fréville en apprenant que son mari, connu
iusqu'alors par les succès qu'il avait rempor-
i8
3l4 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
tés en province, allait débuter à la cour d'ap-
pel dans une affaire vraiment parisienne, dans
une affaire scandaleuse!
M. Marsouin de Fréville voulut la détrom-
per. Cette affaire Plumageot n'avait absolu-
ment rien de scandaleux ; il s'agissait d'une
simple contestation entre une artiste et son
directeur; l'actrice faisant beaucoup de ta-
page, on avait raconté des histoires impos-
sibles, comme toujours, mais il n'y avait rien,
absolument rien...
Cette déclaration, loin de calmer la curio-
sité de madame Marsouin de l^réville, ne fit
que la surexciter.
Elle manifesta l'intention d'assister à l'au-
dience.
— Je veux l'entendre parler, dit-elle à son
mari. '
Celui-ci s'y opposa.
— Ce serait ridicule, s'écria-t-il, ça ne se fait
pas... Tout le monde se moquerait de nous...
A Paris, les femmes d'avocats généraux ne
vont jamais entendre leurs maris.
Et plus il insistait pour que sa femme ne
vînt pas à l'audience, plus elle s'entêtait à
vouloir y aller.
La discussion s'envenima.
— On ne peut donc pas la voir, cette demoi-
PLUMAGEOT CONTRE LAFERNET. 3l5
selle Flore, s'écria madame Marsouin de Fre-
ville ; elle est donc bien belle î
— Quel rapport...
— Oui... oui... je sais ce que je veux dire : il
paraît que ton actrice a tourné la tête à tous
ces messieurs ; ils lui font la cour... tu as peut-
être l'intention de te mettre aussi sur les rangs?
— Tu es folle !
— Je comprends que dans ce cas-là ma pré-
sence te gênerait... Aussi, sois tranquille, je
cède ; je n'irai pas à l'audience.
— Mais, voyons...
— Je n'irai pas !
Et madame Marsouin de Fréville se retira
dans ses appartements.
VI
— La parole est à M. l'avocat général.
A ces mots, la petite Flore tressaillit. On
allait encore entendre un avocat?... qu'est-ce
que c'était que cet avocat général dont per-
sonne ne lui avait parlé?... à quoi servait-il?...
pour qui était-il?... Enfin! elle allait bien voir.
D'ailleurs, elle n'avait rien à craindre... l'af-
faire marchait très bien. Albert Loriot s'était
parfaitement tiré de sa plaidoirie.
3l6 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
Il n'avait eu qu'un mot malheureux, celui-
ci :
— Je n'ai pas à vous dire, Messieurs, ce
qu'est mademoiselle Flore comme artiste...
Tout Paris la connaît.
On avait ri.
Mais cette impression ne pouvait pas nuire
à la petite Flore, bien au contraire ! Et quand
M* Cabarraud avait répondu à Albert Loriot, il
s'était exprimé avec beaucoup de modéra-
tion.
— Messieurs, avait-il dit, je n'examinerai
pas plus que mon confrère les titres artistiques
de mademoiselle Flore : le talent ne se discute
pas, il s'impose; je m'incline et je passe. Ne
parlons donc pas de cette aimable actrice. Au-
dessus de la personne, si intéressante qu'elle
soit, il y a une simple question de principe...
Doit-on remplir, oui ou non, les engagements
qu'on a contractés?
Et il avait continué sur ce ton.
— Il est très convenable, vraiment, disait la
petite Flore, très convenable.
Quant aux conseillers, ils ne bougeaient pas ;
mais ils paraissaient très bien disposés. Au mo-
ment où l'on avait ri — sur le mot maladroit de
Loriot — M. La Vayrautrie s'était mouché et
M. Fréminsel avait fait semblant d'examiner
PLUMAGEOT CONTTR'fe LAFERNET. 3l7
ses papiers, comme pour marquer qu'ils blâ-
maient l'inconvenance de l'auditoire.
Tout allait donc bien.
C'est alors que M. Marsouin de Fréville se
leva.
Il était très ému.
oc Messieurs, dit-il, s'il est un point sur lequel
tous les honnêtes gens soient d'accord, c'est
assurément celui qui fait l'objet de la cause
que vous êtes appelés à juger aujourd'hui; le
respect de la parole donnée est inscrit à la
première page de ce code humain, auquel
nous sommes tous initiés sans études préa-
lables, et je me félicite que, pour le premier
jour où j'ai l'honneur de prendre la parole
devant vous, il me soit donné d'affirmer une
fois de plus les grands principes de morale et
d'équité qui sont la base et la sauvegarde des
sociétés civiles:
Cet exorde excita un murmure flatteur.
— 11 parle très bien, pensa la petite T' lore.
M. Marsouin de Fréville continua
Œ Qu'est-ce au fond, messieurs, que cette
affaire Plumageot contre Lafernet? L'avocat
de l'intimé vous l'a dit : une simple question
de fait sur l'exécution ou la non-exécution d'un
contrat. Mais cette question va aussi plus
loin et plus haut : elle touche à un ordre
3l8 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
d'idées bien supérieur aux considérations per-
sonnelles qui forment la base du procès et
c'est à cette hauteur que je voudrais m'élever.
» J'écarterai d'abord la personnalité de made-
moiselle Plumageot. J'admets qu'elle ait eu
des griefs sérieux contre son directeur et je
suis prêt à reconnaître que les obligations ré-
sultant de son engagement avaient, dans l'es-
pèce, un caractère particulièrement pénible.
Il est certain qu'un rôle écourté et un costume
qui ne l'est pas moins doivent répugner à
une actrice sincèrement éprise de son art, et
s'il faut vous l'avouer, messieurs, je me sens
rempli d'indulgence pour ces artistes qui,
forcées de sacrifier sur l'autel de Thalie toutes
les pudeurs de la femme, se révoltent à la
pensée d'une exhibition qui blesse leurs plus
purs et leurs plus intimes sentiments. Ces
femmes sont à plaindre, messieurs...
Sur ce mot, il y eut un mouvement dans
l'auditoire.
Un «oh » étouffé venait de se faire en-
tendre.
M. Marsouin de Fréville se tourna du côté
où cette exclamation s'était produite, et aper-
çut sa femme qui se dissimulait de son
mieux.
Sa femme était là! Elle le guettait! Elle
PLUMAGEOT CONTRE LAFERNET. 3ig
pouvait mal interpréter ses paroles et, jalouse
comme elle l'était, provoquer un scandale.
Quelle situation pour ce magistrat dont la
nouvelle fortune excitait déjà tant d'envie!..
Qu'allait-on croire? qu'allait-on dire? C'était
sa réputation compromise, son avenir per-
du...
L'avocat général, un instant atterré, releva
la tête... et, frappant sur son bureau :
— Oui, messieurs, je dis que ces femmes
sont à plaindre, et j'ajoute...
11 prit un temps :
— ... J'ajoute que ce cas n'est pas celui de
mademoiselle Plumageot.
Un second « oh » se fit entendre du côté où
se tenait la petite Flore; mais, cette fois,
l'avocat général n'y prit pas garde ; il conti-
nua :
— Mademoiselle Plumageot, messieurs,
appartient à la catégorie de ces personnes
sans principes qui, se jouant des sentiments les
plus saints et foulant aux pieds les devoirs
les plus sacrés, ne craignent pas d'apporter
le trouble et la désolation dans les sociétés
qui les acceptent. Sous un nom empriinté
comme tout ce qui sert à les faire vivre, elles
réclament le titre d'actrice ; et ce sont bien, en
effet, des femmes de théâtre, ces créatures qui
''^^^^ft^Tff
3lO SCENES DE LA VIE DE THEATRE.
s'introduisent dans les intérieurs respectables
pour y jouer la comédie de l'amour et du dé-
sintéressement!... Les plus forts s'y laissent
prendre, messieurs, et l'on a vu des hommes
considérés et honorés, des hommes devant
lesquels tout le monde s'était incliné — et s'in-
cline encore ! — on a vu ces hommes céder à
un entraînement que leurs fonctions, leur âge
et leur caractère auraient rendu bien regret-
table... si cette faute ne devait pas être consi-
dérée comme l'oubli d'un instant, oubli racheté
par de graves et nobles travaux!
Ici, deux ou trois conseillers inclinèrent dou-
cement la tête en signe d'approbation.
L'avocat général reprit :
— Il vaut mieux pourtant ne pas être exposé
à ces défaillances... contre lesquelles on n'est
vraiment garanti que par les mille joies de la
félicité conjugale! Heureux, messieurs, ceux
qui, trouvant à leur foyer les vertus domesti-
ques unies aux charmes d'une maturité tou-
jours aimable et toujours aimée...
Un nouveau mouvement se produisit dans
l'auditoire.
— De l'air ! cria-t-on, de l'air!
Le président releva la tête d'un air à la fois
interrogateur et sévère.
L'audiencier se précipita vers le fond de la
PLUMAGEOT CONTRE LAFERNET. 321
salle et revint tout essoufflé dire un mot à
l'oreille du président.
— La cour suspend .'audience, dit grave-
ment le magistrat.
C'était madame Marsouin de Fréville qui s'é-
tait évanouie.
Elle ne revint à elle que dans les bras de
son mari et quelqu'un qui se trouvait près
d'eux entendit cette phrase murmurée àl'oreille
de l'avocat général :
— Ah! Paul!... C'est donc vrai!... Toujours
aimée!...
VII
«; La Cour... etc., etCc
» Statuant sur l'appel... etc., etc.
» Adoptant les motifs des premiers ju-
ges... etc.
» Confirme le jugement rendu contre... etc.
» Et la condamne en tous les dépens. »
Ce fut Tabourel qui apporta cet arrêt à la
pauvre Flore.
L'actrice n'en parut pas surprise.
— C'est votre faute, dit-elle aigrement.
Et comme l'huissier la regardait sans com-
prendre :
322 SCÈNES DE LA VIE DE THEATRE.
— Dame! il fallait me donner le nom de
l'avocat général!... J'ai vu tous ces mes-
sieurs : c'est le seul chez lequel je ne sois pas
allée !
FIN
TABLE
Pages
l'envers d'une revue 1
ROMULUS 43
LA REPRISE DES Forçuts de l'Honneur 69
COMMENT ON COLLABORE Io3
LE BÉNÉFICE DE FONTENOY , 117
LES FOLLES DANSEUSES , 140
RECTIFICATIONS : l55
UN GALA AUX FOLIES-PLASTIQUES I77
LE MARIAGE d'aNTONIA 197
UN SECRÉTARIAT 257
PLUMAGEOT CONTRE LAFERNET 279
FIN DE LA TABLE
IMPRIMERIE EMILE MARTINET, RUE MIGNON, 2
T
lu
PQ Dreyfus, Abraham
552 Scènes de la vie de théâtre
D7 ?1
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